lundi 3 juin 2019

Bande Dessinée / Manga - Les Montagnes Hallucinées Tomes 1 & 2

Je viens de me dévorer les deux tomes des "Montagnes hallucinées" version Manga, et que dire si ce n'est que c'est vraiment très bien. Moi qui ne suis pas un fan de Mangas en version lecture (j'aime bien l'animation nippone mais j'ai toujours eu du mal avec les Mangas papiers). Mais là, ce n'est pas que du Manga au sens où on l'imagine souvent, c'est probablement un futur classique de la BD tout court.




Assez régulièrement depuis quelques années, les éditions Ki-oon se font plaisir et nous font plaisir, en proposant de découvrir des mangas un petit peu plus atypiques mais dotés d'une forte identité. L'éditeur parvient encore à étonner en lançant une nouvelle collection : Les Chefs-d'œuvre de Lovecraft, une collection d'adaptations en manga des récits de H.P. Lovecraft.

Derrière cette collection, on trouve un auteur: le mangaka Gou Tanabe, déjà connu en France pour le drame surnaturel et horrifique Kasane (paru chez Kana), le recueil The Outsider (sorti chez Glénat), et le thriller Mr. Nobody (publié par Doki-Doki).

D’autres avant Gou Tanabe s’y sont cassés les dents. On pense notamment au projet d’adaptation cinématographique de Guillermo Del Toro qui devait voir le jour au début des années 2010 et qui fut finalement annulé (pour être finalement sans doute relancé prochainement si l’on en croit les dernières rumeurs à ce sujet). C’est que l’horreur peinte par Lovecraft dans ce récit relève beaucoup de la suggestion et insiste sur l’impossibilité à mettre en mots et en images son objet même ! Voilà un véritable défi pour toute adaptation graphique, à commencer par la bande dessinée.

Le travail effectué par Gou Tanabe au niveau du dessin se révèle stupéfiant de qualité. Les grands plans larges sur le désert de glace, les détails mécaniques des instruments et équipements scientifiques, les jeux d’ombre et de lumière autour des visages des personnages, le caractère diaphane des apparitions lors des vols en avion, le travail sur la neige qui vient tour à tour brouiller la visibilité ou produire une réverbération aveuglante et enfin, surtout, l’imaginaire déployé autour des créatures découvertes : tout cela fait l’objet d’un soin minutieux et d’une excellence qui installent d’emblée Les Montagnes hallucinées comme un futur classique.





S'étant peu à peu installé, grâce à son dessins très dense et sombre, comme un nouveau maître de l'horreur ou de l'angoisse depuis ses premiers pas au début des années 2000, il a décidé, depuis 2014, de se consacrer à des adaptation de Lovrecraft pour le compte du magazine Comic Beam des éditions Enterbrain. Mais il est bon de noter que Tanabe était déjà bien fan de Lovecraft auparavant, puisque dès les années 2000 il avait signé l'histoire courte "The Outsider", adaptation d'une nouvelle de l'écrivain, et que l'on retrouve dans le recueil éponyme.

Depuis 2014, Tanabe a déjà sorti plusieurs de ces adaptations au Japon: en 2014 le recueil Maken qui regroupe trois histoires ("The Temple", "The Hound" et "The Nameless City"), en 2015 le one-shot Isekai no Shikisai (adaptation de "The Colour Out of Space"), en 2016 un autre one-shot, Yami ni Hau Mono (qui adapte le récit ""The Haunter of The Dark" and "Dagon"")... et, enfin, en 2016-2017 ce qui est à ce jour son adaptation la plus ambitieuse: Kyouki no Sanmyaku Nite, s'étalant sur 4 tomes au Japon (le tout sera regroupé en 2 volumes en France), et offrant une vision du récit "At the Mountains of Madness", en français Les Montagnes Hallucinées. Ecrit en janvier-février 1931 par Lovecraft, ce court roman reste néanmoins l'un des plus longs récits de l'écrivain, et également l'un des plus connus. Narrant une expédition dans une Antarctique alors inexplorée qui tourne au cauchemar avec la présence de créatures qu'il ne fallait sans doute par réveiller, l'œuvre a influencé bien des artistes, à commencer par John Carpenter pour son fil culte The Thing. Et pour écrire son roman, Lovecraft a lui-même été influencé par un autre écrivain incontournable: Edgar Allan Poe.

Avant toute chose il faut resituer les choses dans leurs contextes, lorsque Lovecraft écrit cette nouvelle, l'Antarctique est une zone totalement méconnue du monde, à cette époque il n'y a pas de satellite, il n'y a eu que peu d'explorations et pas aussi poussées que celles qui suivront, un peu à la manière d'un Jules Verne qui devance la science, Lovecraft projette son propre univers sombre et malsain au sein de cet inconnu, terre propice à toutes les horreurs en milieu hostile sans possibilité d'être secouru !

Nous découvrons donc un titre nous offrant une ambiance pesante et malsaine, et si tout commence bien, dans la bonne humeur et l'optimisme, rapidement une horreur indicible va s'infiltrer...




Mais justement tout ne commence pas si bien puisque ce premier tome nous présente un camp ravagé, parsemé de corps écorchés, avant de nous renvoyer au départ de l'expédition (où là tout commence bien). Ainsi pas de surprise, nous savons que l'horreur va prendre le dessus sur le reste...reste à savoir quand et comment! Et c'est justement là que le talent de narrateur de Gou Tanabe intervient puisqu'il parvient à nous faire basculer imperceptiblement dans cette horreur que nous ne comprenons pas, pas à pas, avec une atmosphère et une ambiance devenant de plus en plus pesantes.





Donc après quelques pages en couleur présentant un peu l'oeuvre et ses influences, le prologue donne tout de suite le ton: une expédition scientifique menée par le Pr Lake avec 11 hommes et 34 chiens au fin fond de l'Antarctique a viré au cauchemar. Sans nouvelles, l'équipe de sauvetage emmenée par le Pr Dyer a fini par retrouver la trace du campement du groupe de Lake, mais sur place c'est la stupeur. Peu de temps avant, Lake avait annoncé par radio une découverte extraordinaire avant de sombrer dans le silence. Sur place, Dyer et ses hommes ne retrouvent que des corps humains et canins sans vie, affreusement mutilés, amputés voire débarrassés de leur chair avec une improbable précision. La scène est d'autant plus terrifiante et inquiétante que d'autres choses sont découvertes: des traces étranges d'une chose non-identifiée pouvant visiblement se déplacer, un entité en forme d'étoile enfouie sous la neige, et d'immenses montagnes noires se dressant aux confins de ce continent inexploré...





Ce prologue passé, le récit nous propose alors de découvrir comment tout ceci est arrivé en revenant en arrière, d'abord essentiellement aux côtés de Dyer et de Lake avant que ce dernier ne meure dans de mystérieuses et atroces circonstances, pour un résultat passionnant. Assez fidèle à la narration originelle de Lovecraft qui est assez posée, est riche en détails et est surtout portée par Dyer en narrateur, Gou Tanabe ne brusque rien et n'occulte aucun détail afin de nous immerger totalement dans le récit. L'atmosphère inquiétante se ressent bien, tout est fait pour apporter un aspect réaliste et crédible via les nombreuses petites explications scientifiques par exemple, et ainsi on cerne petit à petit que les découvertes faites sur place dépassent complètement l'entendement, avec un toile de fond les évocations de Necronomicon et du Mythe de Cthulhu si emblématiques de l'écrivain.




On se laisse donc très bien porter par un récit où un danger insondable, tapi quelque part dans les neiges ou dans les grottes des montagnes, se fait constamment sentir avant d'éclater... Mais pour accompagner tout ça, ce qui captive le plus reste tout le travail visuel de Gou Tanabe, impressionnant. S'il a toujours eu un trait incroyablement riche et dense, le mangaka, dans ses précédents travaux, ne convainquait pas toujours, la faute à une narration trop lisse ou pataude. Mais dans le cas d'une adaptation de romans de Lovecraft, dont l'écriture est généralement assez posée justement, tout colle impeccablement dans le rythme calme et pesant, e ton en vient vraiment à se dire que les mondes de Lovecraft et de Tanabe étaient vraiment faits l'un pour l'autre. Chaque planche, chaque case se veut dense, des plus petites aux plus grandes, et l'auteur bluffe très souvent. Dans sa gestion des décors hostiles, enneigés ou montagneux, où il parvient souvent très, très bien à jouer sur plusieurs plans pour apporter énormément de profondeur. Sur ce point, certaines doubles-pages sur les montagnes en particulier sont bluffantes, tant elles imposent quelque chose de colossal et de sinistre... d'autant plus que le mangaka y joue volontiers sur quelques formes inquiétantes (avec de l'imagination, on peut même y imaginer des visages... est-ce voulu ?), mais aussi sur les grandeurs (les avions apparaissent minuscules dans ces contrées inhospitalières, l'homme est peu de chose). Les créatures difformes que l'on voit son travaillées en profondeur, dans les détails, suscitant facilement le malaise, et venant contraster avec le profond réalisme des designs humains. En somme, c'est impressionnant. très impressionnant.

Et tout ça est servi dans une édition tout aussi impressionnante, comme on n'en avait jamais vue en manga. Désireux de proposer ces adaptations de Lovecraft dans des écrins luxueux et collant bien aux univers lovecraftiens, Ki-oon a eu l'idée d'une couverture à effet cuir, tout bonnement sublime dans ses finitions, et offrant un rendu ainsi qu'un toucher très agréables. Très souple, la reliure de haute qualité permet d'ouvrir très facilement le livre afin de profiter au mieux des planches denses de Tanabe dans un grand format qui lui rend honneur. Impeccables, le papier bien blanc et l'impression font parfaitement ressortir tout le travail du dessinateur avec ses nuances et ses profondeurs. Enfin, la traduction de Sylvain Chollet est très appliquée, claire et bien dans l'ambiance. Il s'agit vraiment d'une merveille d'édition, à la fois originale, belle et soignée sur tous les points.




Servis dans un écrin de toute beauté, ces premiers pas de la collection des Chefs-d'œuvre de Lovecraft promettent le meilleur pour la suite des adaptation par Gou Tanabe des œuvres du romancier. Le mangaka livre une adaptation riche et saisissante, ou son style visuel si dense et sa narration collent à merveille aux cauchemars imaginés par l'écrivain.

Le deuxième volume vient non seulement confirmer mais même amplifier cette impression.

C’est que Gou Tanabe relève avec brio la gageure de dépeindre ce qui normalement ne possède pas de représentation. Et qu’il aménage en outre parfaitement le récit compliqué de Lovecraft dans sa seconde moitié.




A la fin du premier tome, nous avons laissé nos héros, le professeur Dyer et son assistant Danforth, aux portes du mystère de ces prodigieuses montagnes. Pour ceux qui connaissent la formidable nouvelle de Lovecraft, c’est bien là que devait se situer la grande difficulté de cette adaptation, à savoir donner une version graphique convaincante à la prodigieuse cité qu’allaient découvrir les personnages. Sans parler des créatures nouvelles à mettre en image.




Deux obstacles levés haut la main : l’architecture des Anciens se trouve magnifiquement restituée et les épouvantables serviteurs de ces derniers, ultimes cauchemars de cette aventure, tirent également leur épingle du jeu. Restait un ultime problème à résoudre, du côté narratif cette fois.




Les Montagnes hallucinées narrent également l’histoire du peuple des anciens. Mais dans le texte de Lovecraft cela s’inscrit dans le déchiffrement par Dyer de fresques phénoménales ornant l’ensemble de la cité et retraçant l’évolution de son peuple sur des millions d’années. Un élément narratif évoquant lointainement la bande dessinée... et paradoxalement peu propice à prendre vie directement à travers des planches !

Si Gou Tanabe donne bien à voir ces décors monstrueux, il opte pour une solution narrative aussi simple que pertinente et efficace. Les planches issues de ce passage s’avèrent tout bonnement prodigieuses.





En bref, une lecture que je vous recommande fortement que vous soyez déjà familier de l'univers de Lovecraft ou non, voila une superbe manière, et originale, de l'aborder visuellement, toute en tension, immersive et d'une grande qualité.


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