Avril et le Monde truqué
1941. Le monde est radicalement différent de celui décrit par l’Histoire habituelle. Napoléon V règne sur la France, où, comme partout sur le globe, depuis 70 ans, les savants disparaissent mystérieusement, privant l’humanité d’inventions capitales. Ignorant notamment radio, télévision, électricité, aviation, moteur à explosion, cet univers est enlisé dans une technologie dépassée, comme endormi dans un savoir du XIXème siècle, gouverné par le charbon et la vapeur. C’est dans ce monde étrange qu’une jeune fille, Avril, part à la recherche de ses parents, scientifiques disparus, en compagnie de Darwin, son chat parlant, et de Julius, jeune gredin des rues. Ce trio devra affronter les dangers et les mystères de ce Monde Truqué. Qui enlève les savants depuis des décennies ? Dans quel sinistre but ?
Première originalité qui ne manquera pas de séduire : Avril et le monde truqué est résolument steampunk (littéralement : punk à vapeur). Ce terme désigne les œuvres dont l’action se déroule dans la société industrielle du XIXe siècle. Au menu de ces romans, machines à vapeurs et révolution industrielle. Le genre steampunk s’est ensuite étendu, devenant une véritable esthétique et gagnant en conséquence tous les types d’arts, jusqu’au cinéma. Le dessin de Tardi au trait si particulier et son imagination foisonnante alliés à ce genre de proposition rétrofuturiste, le projet a déjà de quoi mettre en appétit. Mais les qualités du dessin animé ne s’arrêtent pas là. Inspirés notamment par Le Maître du Haut Château de Philip K. Dick, qui imagine un monde alternatif où les Nazis ont remporté la guerre, Legrand et Ekinci utilisent l'uchronie pour libérer leur imaginaire. Miyazaki a également été un modèle. Un teaser est présenté au forum lyonnais Cartoon Movie : StudioCanal rejoint alors l'aventure, comme distributeur et co-producteur. Avril et le monde truqué sera co-réalisé par Franck Ekinci et Christian Desmares : le premier se concentrait sur la mise en scène (son, doublage, story-board), tandis que le second s'occupait de l'animation et de la direction artistique à la Tardi.
Avril et le monde truqué est une uchronie. Dans cette nouvelle histoire de France (et du monde), l’électricité n’a jamais été inventée. C’est donc le charbon qui domine. Des tramways, de la vapeur dans tous les sens et du métal, comme si Paris n’était plus constitué que par ses toits, ceux qui ont un aspect si charmant aux yeux des touristes. Ce Paris-là est abusif, jusqu’à comprendre non pas une mais deux tours Eiffel. Critique superbe de notre propension à en faire trop, c’est une ville ultra polluée où – en partie à cause de la disparition mystérieuse de tous les scientifiques – on a appris à faire plutôt qu’à réfléchir.
Mais les auteurs ne se sont pas contentés de cette proposition digne d’un bon film d’anticipation, ils ont apporté une touche spéciale à cette histoire. Leur héroïne, Avril , qui donne son nom au film, est en effet particulièrement intelligente. C’est une scientifique fauchée résolument rebelle : Elle se cache pour exercer son métier et son talent de chercheuse. Avec ses cheveux courts et ses habits usés, son apparence dont elle se fiche ouvertement, Avril incarne un nouveau genre d’ héroïne. À la suite de Mérida, la Rebelle de Pixar, sa quête n’est pas tournée autour de la recherche d’un prince charmant mais d’un remède miraculeux. Bref : Avril aimerait sauver le monde avant de se sauver elle-même. Cette poursuite, très concrète, évacue du métrage tout le romantisme éculé auquel nous avait habitué bon nombre de dessins animés contemporains.
N’hésitant pas à nous évoquer un avenir peu reluisant – on pense à Steamboy ou à Wall-e avec son futur pollué où les humains ont organisé leur propre dépendance à quelque chose qui leur fait du mal- le film est dynamique, voir virevoltant. Il faut voir ce Paris enfumé et charbonneux, ce déluge de machines à vapeur et surtout ces méchants dont on ne révèlera pas l’identité... Avril évolue dans un univers où exercer sa science est une honte. C’est une solitaire, fauchée et désespérée dont le courage est la seule arme. Vous l’aurez sans doute compris : le film n’a pas pour ambition de vous conter fleurette. C’est tant mieux. Cette liberté permet aux auteurs de déployer un véritable récit d’aventure aussi ambitieux que généreux. Il offre des scènes d’action splendides garnies de punchlines à l’ancienne.
Si l’univers est sombre, ces touches lumineuses viennent rehausser l’histoire qui évite l’écueil du pathos. Même le compagnon d’Avril - un chat qui parle - est rendu délicieusement atypique à travers la voix qu’on lui prête qui n’est autre que celle du chanteur Philippe Katherine. Le reste du casting voix est d’ailleurs impeccable. C’est une Marion Cotillard farouche qui prête son timbre à Avril et Olivier Gourmet interprète son père. A leur suite : Jean Rochefort, Marc André Grondin, Bouli Lanners... Un chapelet de voix francophones quatre étoiles.
Six ans de travail ont été nécessaires pour mettre en image le foisonnant univers graphique de Tardi, Rien d’étonnant, au vu du résultat : un superbe mélange des genres à la hauteur de ce labeur. Avril et le monde truqué investit le meilleur de chaque talent ayant pris part au dessin animé pour nous offrir un monde rétrofuturiste varié, coloré, tantôt drolatique, tantôt sombre.
Justement récompensé par le cristal du long métrage au festival d’animation d’Annecy, Avril et le monde truqué est une réussite. Par l’ambition intellectuelle de son scénario et son superbe univers graphique. Par le ton et l’humour distillés tout au long de l’histoire. Par son interprétation joliment placée. Parfaite illustration de l’adage « science sans conscience n’est que ruine de l’âme », la petite mécanique steampunk d’Avril et le monde truqué va vous faire changer de regard sur la capitale.
Desmares expliquait à Télérama comment l'œuvre Tardi a dirigé la production : « Il a fallu apprendre à “faire du Tardi” tout en respectant les contraintes de l’animation. Recenser minutieusement tout ce qui rend son style caractéristique : la manière dont il dessine les nez, celle dont les personnages utilisent leurs mains… On a fait le même travail sur les décors : quels sont les traits tirés à la main ou à la règle, comment les volumes sont soulignés, avec quelles épaisseurs. Cette manière inimitable de simuler la profondeur de champ avec des traits et non avec du flou. Tous les aspects ont compté, la texture, la mise en couleur, le rendu aquarelle : on a peu à peu mis en place une sorte de “recette”, en discutant régulièrement avec Jacques sur ses méthodes et ses outils. Même chose pour les cadrages et pour la lumière : cette ambiance assez sombre, ce côté polar noir, comme dans les BD où Tardi adapte Nestor Burma. Toutes les références visuelles à ce cinéma des années 30-40 qui l’inspire, Quai des brumes ou Hôtel du Nord. Seule la fin, où l’on découvre une sorte de jungle, s’écarte un brin de son univers. Et encore : il nous a fait rajouter des boulons ! »
Avril et le monde truqué de Franck Ekinci et Christian Desmares est une merveille, d'une inventivité folle. La maison qui nage, les rats-espions, les téléphériques-bateaux, la double Tour Eiffel, et même le titre lui-même : le film regorge d'idées magiques et magnifiques, dans une ambiance rétro-futuriste grandiose. Il y a un peu de Tintin et du Roi et l'oiseau (en plus de quelques grosses similitudes avec Capitaine Sky et le monde de demain, un autre film injustement ignoré) dans cette fable presque post-apocalyptique, passionnante uchronie qui imagine une humanité qui a rongé la nature pour pousser, tordue, dans un monde de fer et de vapeur. Parce qu'il est illustré de manière poétique et décalée, le message écologique est particulièrement saisissant.
Visuellement, c'est un plaisir total : du Paris embrumé et grisâtre, d'une richesse fascinante et qui regorge d'éléments décalés, à la jungle irréelle cachée sous terre, en passant par les véhicules et une foule d'éléments joyeusement absurdes, Avril et le monde truqué puise le meilleur de la recette du film d'aventure, en y apportant une identité charmante. Profondément grandiose en partie parce que le récit prend une direction inattendue, l'œuvre de Franck Ekinci et Christian Desmares est un voyage aux frontières du réel, une chasse au trésor enivrante et excitante.
C'est très drôle, plus que divertissant vu le lot de surprises, mais également très touchant. Avril est une héroïne étonnante, qui résiste aux codes classiques de la petite chose aimable : c'est une combattante dure, solitaire, blessée. Classiques dans le fond, les personnages de Pops et Darwin apportent une énergie fantastique à l'histoire, le chat étant même à l'origine de certaines des scènes les plus touchantes. Et lorsque la destruction d'une fabuleuse maison animée brise le cœur, c'est la preuve que le film est une réussite.
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