Il y a quelques semaines, en même temps que je découvrais les différentes choses dont je parlais dans ce Post, j'ai également visionné la vidéo ci-dessous. Je me suis dit "mais c'est exactement dans le même esprit que les choses qui m'attirent en ce moment, Blanchitsu, Grimdark, Forbidden Psalm...".
J'ai vu le film au cinéma depuis et c'est vraiment dans cet esprit, il y a dans ce film des milliers d'idées de créations de décors, de kitbash de figurines... C'est définitivement vers ce type d'ambiances que je veux orienter nos parties, mes décors, mes figurines... En ce moment je poste très peu mais je suis en train de monter toute une armée de figurines complètement bricolées, j'en ressocle d'autres, je retouche des décors... J'ai envie que ma table ressemble à ce film, pour y jouer des parties en mode escarmouches narratives.
Mad God est avant tout l'oeuvre d'un génie discret du cinéma hollywoodien. Phil Tippett a façonné la culture populaire américaine. Passionné par le travail de Ray Harryhausen, il s'est fait engager à la fin des années 1970 sur un petit film appelé Star Wars, pour lequel il a fabriqué une séquence de jeu d'échecs. Ce fut le début d'une carrière proprement ahurissante, durant laquelle il a tout simplement révolutionné la stop-motion, voire les effets spéciaux à Hollywood. Il a offert à Star Wars ses effets les plus célèbres (les AT-AT, le Rancor), à Robocop son ED-209, à Willow son dragon à deux têtes et à Starship Troopers ses insectes, en CGI cette fois. Son implication sur Jurassic Park symbolise la fin d'une ère et une transition à laquelle il a activement participé. S'il est parvenu à s'adapter à l'émergence des effets visuels numériques, il est revenu plus discrètement à ses premières amours. Dès 1984 déjà, il réalisait dans son coin et grâce à son studio, Tippett studio, Prehistoric Beast. Mais ce n'était qu'un apéritif avant ce titanesque Mad God, véritable magnum opus échappant à tout cahier des charges contemporain.
L'idée lui est venue après son travail sur Robocop 2, pour lequel il a construit l'une de ses machines animées les plus complexes. Mais il abandonna le projet au moment d'embarquer pour l'aventure Jurassic Park, qui allait confirmer la fin de l'utilisation de la stop motion dans les superproductions américaines. Ce n'est qu'une vingtaine d'années plus tard que ses collaborateurs tombèrent sur de vieilles maquettes entreposées dans un coin de son studio à Berkeley, et le convainquirent de reprendre son travail, bien aidé par une campagne de financement participatif couronnée de succès.
Depuis 2014, plusieurs segments, animés avec tout le temps et la patience nécessaires à une telle entreprise, ont été diffusés, attisant encore l'attente autour du film entier, finalement achevé par Tippett seul en plein milieu du confinement, en 2020. Un labeur impressionnant, qui a tenu en haleine les amateurs de stop-motion et les cinéphiles du monde entier durant de nombreuses années. Ceux-ci ont finalement pu découvrir la bête en festival, et notamment en 2021 en France à l'Étrange Festival, au FEFFS et au PIFFF.
Au bout d’un fil, une cloche de plongée s’enfonce lentement dans les profondeurs d’un monde infernal. Des décors se succèdent : ville futuriste hérissée de canons anti-aériens, visions d’ossements de bêtes préhistoriques, statues de pierre de civilisations disparues. Au terme de sa descente, un mystérieux personnage émerge de l’appareil, enveloppé dans un lourd manteau, le visage dissimulé par un masque à gaz et tenant à la main une mallette. Commence alors pour lui un dangereux périple à travers des terres désolées, où de sinistres formes de vie entre-dévorent dans une lutte continuelle. Le sens de cette quête n’a rien de clair. Et de fait, dans ce film d’animation non dialogué, labyrinthique, horrifique et pessimiste jusqu’au nihilisme, il semble que le réalisateur se plaise à perdre le spectateur. La quête d’un sens ou d’un propos se heurte souvent à la violence gratuite, à l’écœurement et au silence. C’est en vain qu’on s’efforcerait de dénicher toutes les inspirations du film, des paysages lunaires de Mœbius aux créatures d’Alien, en passant par la tradition du Kaijū japonais et les propres créations de Tippett et de ses prédécesseurs. Le spécialiste des effets visuels a réuni dans ce projet un prodigieux échantillon de son grouillant imaginaire, en une galerie si personnelle qu’elle assimile toutes les créatures, tous les emprunts à toutes les imageries de monstres et les condense dans son propre freak show intérieur.
Les créatures qui se présentent à l’écran, à l’image des décors sur lesquels elles se détachent, ont des textures, des formes, des irrégularités qui les font paraître tangibles. Le soin donné au travail sonore amplifie cette impression de matérialité des créatures et du décor : les pas des monstres résonnent lourdement sur le sol, et les dalles font en se déplaçant un raclement sonore. Phil Tippett ne fait grâce au spectateur ni du gargouillis d’un sang épais se déversant à bouillons sur le carrelage d’une salle d’opération macabre, ni de la pelletée de terre s’aplatissant sur un tas de boue avec un floc humide, ou venant barbouiller l’objectif de la caméra. La barrière de l’écran est d’ailleurs plus d’une fois franchie par le passage agressif d’une lanterne qui vient nous aveugler, nous plaçant dans la position du personnage traqué. Cet attachement à la dimension matérielle prend tout son sens dans la perspective d’un film en stop motion, où décors comme créatures sont réalisés sous forme de maquettes et animés manuellement. Et si l’illusion fonctionne, il semble que le réalisateur prenne un certain plaisir à la lever lui-même, et à nous faire sentir l’envers du décor et le point de vue de l’animateur. Les jeux d’échelle sont au centre du travail d’invention. Le même décor peut sembler, d’un plan à l’autre, soit gigantesque, soit miniature, et les figures humaines qui y circulent n’aident pas à rendre aux choses leurs proportions, bien au contraire. Ainsi de ce passage où le protagoniste traverse un hall immense, où des géants assis sur de grands sièges percés subissent continuellement le supplice de la chaise électrique. Du trou de la chaise s’écoulent de lourds jets d’un liquide blanc et gluant, véritable torrent à l’échelle du petit personnage qui passe au pied des chaises monumentales. Dans une autre scène, un hôpital s’ouvre par l’arrière comme une maison de poupée, et la caméra s’approche lentement d’une des chambres visibles en coupe, où sur un lit miniature se tortille un patient minuscule. Le film intercale des passages où des acteurs apparaissent à l’écran, mais ces moments réalistes ne se distinguent guère des passages animés : on croirait les acteurs pris eux-mêmes dans l’envahissant paradigme de la miniature.
Dépourvu du moindre dialogue, Mad God s’ouvre sur une citation, dans une impressionnante scène pré-générique, comme un péplum biblique. Sur fond de cuivres tonitruants, aux cris d’une foule de fidèles en liesse, une tour de Babel en carton-pâte se dresse devant un immense soleil rouge. Au sommet de la tour, une silhouette spectrale agite les bras vers le ciel, et des nuages noirs envahissent l’écran, noyant la tour dans un déchaînement d’éclairs. À l’écran défile alors, rythmée par des chœurs apocalyptiques, la litanie des menaces et des malédictions d’une divinité furieuse, toutes tirées du Lévitique, troisième Livre de la Torah qui évoque la présence aux commandes du monde d’un Dieu terrible, capable aussi bien de bonté que de cruauté : Je marcherai contre vous avec fureur et je vous châtierai sept fois plus à cause de vos péchés, Vous mangerez la chair de vos fils et la chair de vos filles, etc... Le mad god, le dieu furieux du titre, c’est donc d’abord le dieu de l’Ancien Testament, dieu de vengeance et de colère. Cette influence de la culture juive se ressent d’ailleurs à plusieurs moments durant Mad God puisque l’un des personnages porte une kippa et que certains passages font penser à l’internement des juifs dans les camps d’extermination par les nazis. Immédiatement, le film se place donc dans une dimension spirituelle et théologique qui prend même un aspect franchement eschatologique à plusieurs reprises. Le titre, dans sa puissance évocatrice, ne cesse d’opérer sur toute la durée du film qui paraît déployer dans plusieurs directions l’idée initiale d’une divinité courroucée contre sa créature. À cet égard, tout le passage à propos des créatures que le réalisateur nomme affectueusement les shitmen est un développement sur ce thème. Fabriqués à la chaîne, jetés dans d’inhumaines corvées, ces êtres chétifs, sans visage et aux corps filandreux souffrent toutes les morts, subissent tous les esclavages, sous le regard démultiplié d’un monstrueux dieu bébé qui babille continuellement.
Dans son évocation des malheurs de l’humanité Phil Tippett en revient souvent à la guerre et particulièrement aux guerres modernes, et Mad God peut en un sens se vivre comme une relecture sur le mode cauchemardesque des horreurs du XXe siècle – combats perpétuels, bombardements atomiques, charniers de la Shoah. Mais c’est bien dans le travail d’invention pure que le film se distingue. À la descente aux enfers initiale d’un personnage plongé toujours plus profond dans un monde-monstre qu’il doit détruire (dans les crédits du film, ce personnage est nommé "L’Assassin") se superpose bientôt le motif de la création alchimique. La construction toute verticale du film suppose un écoulement continu des fluides, tous impurs et corrompus, vers le fond de ce monde souterrain. Dans les profondeurs du gouffre cependant un étrange sorcier recueille les liquides. L’antre de ce magicien difforme résonne du tic-tac infernal de dizaines de pendules, et le mouvement brusque des aiguilles sur les cadrans n’est pas sans évoquer le fonctionnement même du stop motion, tout en saccades. Ayant recueilli les plus noirs liquides, l’alchimiste les passe dans son alambic, les fait fondre dans son creuset, les broie dans un mortier et en retire une poudre brillante. Jetée dans l’aveuglant fourneau du fond de sa caverne, la poudre explose et provoque une réaction chimique. Dans d’affreuses convulsions un nouveau monde se forme, de nouvelles créations secouées des mêmes spasmes, travaillées de la même violence aveugle.
Ainsi, Phil Tippett nous plonge en même temps que son personnage d’assassin dans un univers foisonnant qui fonctionne sur plusieurs niveaux comme dans un jeu vidéo. L’esthétique se rattache aussi bien à celle de certaines plateformes vidéo-ludiques que de certains anime japonais. Ainsi, on songe à plusieurs reprises à des œuvres nippones comme Jin-Roh, la brigade des loups (Okiura, 1999), mais aussi à l’univers de Avalon (Oshii, 2001). Autre influence manifeste de Phil Tippett, l’univers visuel déployé par Gerald Scarfe pour le génial Pink Floyd – The Wall (Parker, 1982) est cité à de nombreuses reprises. On y retrouve notamment la présence d’un mur, de figurines anonymes martyrisées et même d’une machine à hacher les âmes innocentes.
Alors que le spectateur est invité à visiter plusieurs univers différents, les références se multiplient à l’infini. Ainsi, un passage se rapproche davantage de l’expressionnisme allemand avec des décors qui citent explicitement Le cabinet du docteur Caligari (Wiene, 1919), et d’autres plus trash où l’on retrouve plutôt une esthétique crade typique de l’époque du torture porn à la Hostel (Roth, 2005). Toutefois, si l’on cherche du côté de la peinture, il est évident que Phil Tippett a beaucoup visionné les toiles de Jérôme Bosch pour créer son univers infernal, peuplé de créatures toutes plus étranges les unes que les autres.
C’est d’ailleurs en cela que Mad God s’avère si génial, puisqu’il parvient à créer un univers cohérent à partir d’éléments totalement disparates. Le spectateur doit accepter d’assister à un vaste cauchemar éveillé où on lui présente des personnages tous plus étranges les uns que les autres. Dans ce monde que l’on pourrait croire parallèle, nous allons assister à une série de créations et destructions qui suggèrent l’idée d’un cycle perpétuel – au point que même les horloges en perdent la boule.
Chaque petit être vit et meurt, tandis que sa chair et ses fluides sont transmutés pour donner vie à une autre entité. Tout ceci est décrit comme une immense machinerie industrielle, on pense ici au Metropolis de Fritz Lang où l’imagerie déployée fait songer aussi bien à l’exploitation de la force humaine dans les usines qu’aux victimes des deux premières guerres mondiales. On n’est d’ailleurs jamais très loin d’une esthétique steampunk, sans s’y complaire totalement.
Mad God est une œuvre complètement démiurgique, qui se balade à travers l’histoire de l’art et celle du cinéma (l’évocation au 2001 L’Odyssée de l’Espace de Kubrick sonne comme une évidence, les vieux films de Jeunet et Caro semblent aussi faire partie des références... et si on regarde bien tous les détails dans les décors, il y a de nombreux clins d’œil) pour proposer une aventure jamais vue qui tient autant la critique en échec que le spectateur venu par curiosité. Quoi qu’il en soit, quelle que soit la note que vous lui attribuerez en fin de parcours, il est absolument certain que ce Mad God vous restera profondément en tête et continuera de vous poursuivre longtemps après la salle comme une expérience unique aux confins de notre monde par un maître de l’art.