Tlön Uqbar Orbis Tertius est une nouvelle célèbre de Borges dans laquelle l’auteur argentin décrit une conspiration planétaire (l’Orbis Tertius) visant à rendre réel un Monde Imaginaire (Tlön) par l’intermédiaire d’une encyclopédie fictive dont les fragments sont dispersés à travers le monde et parfois interpolés entre les pages de véritables encyclopédies. Le récit rappelle des canulars célèbres (comme le Manuscrit Voynich ou les Protocoles des sages de Sion) mais aussi des phénomènes plus contemporains. Une polémique récurrente sur Wikipedia concerne ainsi la place envahissante des éléments de fiction écrits au premier degré (les articles sur les espèces de Pokemon par exemple). Wikipedia est l’exemple bien concret d’une encyclopédie du monde réel assaillie par la fiction. C’est aussi l’indice de quelque chose de bien plus vaste : les Mondes Imaginaires s’insinuent de plus en plus dans nos vies.
Les archives Jedi, vues dans Star Wars Episode II. En fait une copie quasi-conforme de la bibliothèque de Trinity College à Dublin. |
« J’avais sous la main un vaste fragment méthodique de l’histoire totale d’une planète inconnue, avec ses architectures et ses querelles, avec la frayeur de ses mythologies et la rumeur de ses langues, avec ses empereurs et ses mers, avec ses minéraux et ses oiseaux et ses poissons, avec son algèbre et son feu, avec ses controverses théologiques et métaphysiques. »
On trouve sur le Web différents graphiques plus ou moins semblables à celui-là, qui ont pour but de moquer (plutôt gentiment) les biais culturels de Wikipedia :
Longueur relative des articles consacrés à divers personnages historiques et à Optimus Prime (robot imaginaire, leader des Transformers), sur Wikipedia (version anglaise). Je n’ai pas retrouvé l’origine du graphique. |
Les administrateurs de l’encyclopédie sont bien conscients de la place envahissante que la fiction tend à y occuper et un règlement interne est censé la prémunir contre la prolifération d’articles traitant trop littéralement d’entités imaginaires (interdiction de recourir à la perspective interne, bandeaux d’alerte en cas contraire, etc.)
Le bandeau Wikipedia signalant un point de vue interne |
Le logo de Wookiepedia |
C’est en réaction à ces règles et après la purge d’un grand nombre de ses articles que Chad Barbry crée Wookieepedia en 2005, une encyclopédie collaborative inspirée de Wikipedia mais entièrement consacrée à Star Wars. Le site est, comme son modèle, décliné en plusieurs langues. En juin 2012, la version anglo-saxonne compte 94 500 articles, dont certains atteignent 60 000 mots, soit la taille d’un essai ou d’un court roman.
Rares sont les franchises, les grandes sagas issues de la littérature, du cinéma ou du jeu vidéo qui ne disposent pas de leur wiki dédié, de leur « fancyclopédie », de Lost à Game of Thrones, en passant par Evangelion ou Warcraft dont les fans ont rédigé « un quart de million d’articles, créant une ressource égale à un dixième de la totalité de Wikipédia. » A l’image de Barbry, les amateurs de Mondes Imaginaires développent de plus en plus fréquemment leurs propres encyclopédies en ligne où sont compilées des masses impressionnantes d’informations géographiques et historiques, économiques ou sociologiques, des généalogies, des notices biographiques, toutes relatives à des fictions devenues des domaines de connaissance à part entière, avec leurs cortèges d’érudits, de chapelles et de sectes, d’amateurs et d’hérétiques. Comme l’observe Benoit Berthou, ces fancyclopédies subvertissent les hiérarchies traditionnelles entre l’important et le secondaire, le majeur et le mineur, en appliquant littéralement à des mondes fictionnels des outils développés pour la connaissance des choses « sérieuses » ou plus simplement réelles.
Kadath – le guide de la cité inconnue, l’un des deux guides édité par Mnemos dans sa collection Ourobores, est consacré aux Contrées du Rêve de Lovecraft. |
Le phénomène ne se limite pas aux créations amateurs ou en ligne. Depuis le premier Donjons & Dragons en 1974, les manuels de jeu de rôle se présentent généralement sous la forme de guides qui débordent de cartes, de descriptions détaillées et de statistiques. La collection Ourobores chez l’éditeur Mnémos investit un terrain tout à fait similaire. L’éditeur s’appuie sur une définition fictive du terme « Ourobores », placée sous le patronage de Borges :
« Ourobores ou ouroboros : […] Toute œuvre qui a pour vocation la description de lieux imaginaires tels que villes, contrées, mondes ou cosmos au moyen de textes mythologiques, descriptions scientifiques, encyclopédies, témoignages, récits, nouvelles, bestiaires, portraits de personnages, fac-similés, cartes, illustrations ou tous autres documents et représentations appropriées. (in La panencyclopédie Borges).»
Deux guides ont été édités à ce jour, inspirés des univers de Lovecraft et de l’écrivain français Mathieu Gaborit. Ces ouvrages mêlent des récits, des cartes et des schémas, des lexiques, des statistiques et des index. Il rappellent, dans leur construction et leur apparence, les manuels de jeu de rôle autant que les fancyclopédies.
2. « Les inventeurs de Tlön »
« Quels furent les inventeurs de Tlön ? Le pluriel est inévitable car l’hypothèse d’un seul inventeur […] a été écartée à l’unanimité […] On conjecture que ce brave new world est l’œuvre d’une société secrète d’astronomes, de biologues, d’ingénieurs, de métaphysiciens , de poètes, de chimistes, d’algébristes, de moralistes, de peintres, de géomètres… dirigés par un obscur homme de génie. »
Le fait que ces projets encyclopédiques soient généralement des œuvres collaboratives n’est pas anodin. Du point de vue de l’histoire de l’humanité, l’invention de Mondes Imaginaires est une des formes les plus nobles et anciennes de création : c’est celle des aèdes, des bardes, des prophètes, des conteurs, et leurs créations (mythologies, contes et légendes) sont par nature collectives. Pourtant, la plupart des Mondes Imaginaires contemporains ont un auteur bien identifié : J. K. Rowling, J. R. R. Tolkien, H. P. Lovecraft ou Georges R. R. Martin… (on notera au passage que la middle initial semble être un gage de sérieux chez les fabricants de Mondes). Non seulement nos Mondes Imaginaires ont des auteurs mais il s’agit bien souvent de licences appartenant à des Majors des industries culturelles. Henry Jenkins parle d’un « système où les mythes […] sont la propriété des entreprises au lieu d’être celle des gens ».
Entre la création individuelle et l’appropriation collective, il y a une tension latente qui peut parfois conduire à l’explosion. C’est le cas en particulier pour les fanfictions, ces textes écrits par des amateurs qui se basent sur un Monde imaginaire existant pour créer de nouveaux récits. Parmi les écrivains, certain s’accommodent très bien de ce phénomène, tandis que d’autres s’efforcent de le contrecarrer. Lovecraft est à ranger parmi les précurseurs : dans les années 20, il constitue autour de lui un réseau de correspondants littéraires qui vont développer un vaste corpus de nouvelles liées entre elles par des lieux (la ville d’Arkham), des artefacts (le Necronomicon) ou un panthéon commun (Chthulhu, Nyarlathotep). Certains auteurs ont vis-à-vis des fanfictions une position mi-figue mi-raisin : J. K. Rowling les encourage dans ses interviews, mais ses avocats ont déjà menacé des sites diffusant des détournements d’Harry Potter à connotation sexuelle. Enfin, il y a des écrivains qui sont tout bonnement exaspérés par ces créations parallèles qui, à leurs yeux, parasitent leur œuvre. C’est le cas d’Orson Scott Card, d’Ann Rice ou de George R. R. Martin qui a écrit plusieurs billets de blog pour expliquer sa vive opposition au principe même des fan fictions :
Chaque écrivain doit apprendre à créer les personnages, les mondes, et les décors qui lui sont propres. Utiliser le monde créé par quelqu’un d’autre est la solution de facilité la plus paresseuse.
La naissance du multivers dans Crisis |
Outre l’argument moral soulevé par Martin, et celui de la propriété intellectuelle, on peut comprendre qu’un auteur soit gêné par des interventions extérieures sur un Monde qu’il a créé, car elles augmentent d’autant les possibilités de ruptures de continuité, d’inconsistances ou de contradictions internes. Si jamais ces contradictions deviennent inconciliables, on risque de se retrouver face à un schisme, avec des mondes parallèles qui entrent en conflit ouvert. Les éditions DC Comics (qui publient les aventures de Superman, Wonder Woman, Batman ou Flash…) ont été confrontées à ce problème au début des années 80. Afin de rendre cohérentes entre elles les innombrables péripéties de leur superhéros écrites par une myriade d’auteurs depuis la fin des années 30, DC avait progressivement mis en place à partir des années 60 un « multivers » composé de terres parallèles abritant les différentes versions de leurs personnages. Les lecteurs avaient fini par être complètement perdus devant ces différents Mondes, et les histoires publiées par DC étaient devenues impossibles à suivre. L’éditeur a donc décidé de mettre fin au multivers en 1985. A l’issue de la maxi-série intitulée Crisis on infinite earths, les différentes terres ont toutes fusionné ensemble – mais DC était encore loin d’être sorti des problèmes de continuité dans lesquels il s’était embourbé.
L’éditeur avait réussi à se mettre tout seul dans le pétrin en multipliant les mondes parallèles. Dans d’autres fandoms, de véritables querelles peuvent naître entre les fans et l’auteur ou le propriétaire de la licence, qui finit par ressembler à un démiurge maléfique et encombrant. On peut revenir une nouvelle fois à Star Wars, puisque c’est bien évidemment le cas de George Lucas, dont les choix artistiques, l’exploitation commerciale à outrance de ses créations, et la manie qu’il a de retoucher ses anciens films, sont une source d’invectives permanentes depuis plusieurs années. Une anecdote relatée par Frank Rose illustre bien la manière dont Lucas a été progressivement dépassé par sa propre création :
En 2008, lorsque Del Rey publia The Complete Star Wars Encyclopedia, un coffret en trois volumes de 1224 pages [il s’agit d’un ouvrage officiel rédigé par des employés de LucasFilm], Roffman [le président de LucasLicensing] en offrit un exemplaire à Lucas, observant en plaisantant qu’il ne connaissait probablement pas lui-même 60% de ce qu’on pouvait y lire. Lucas avait peut-être créé Star Wars, mais il devait admettre que les fans en étaient maintenant les vrais propriétaires.
The Complete Star Wars Encyclopedia |
A qui appartient un Monde Imaginaire ? C’est une question difficile car elle soulève des problèmes d’ordre à la fois économique (qui en est le propriétaire ?) et artistique (qui en est l’auteur ?). La vigueur et parfois la violence du débat transparait dans l’utilisation du vocabulaire religieux : dans le cadre d’une licence ou d’un Monde donné, on parle couramment de la canonicité de telle ou telle œuvre, ce qui semble sous-entendre qu’un fan un peu trop téméraire n’est pas loin de l’hérésie… Pourtant, un Monde est par nature quelque chose de commun, de partagé, et de dynamique, que le lecteur ou le spectateur est invité à explorer, à s’approprier ou à compléter (j’approfondirai d’avantage ce sujet dans un deuxième billet à venir).
3. « La réalité céda sur plus d’un point »
La réalité céda sur plus d’un point […] Le contact et la fréquentation de Tlön ont désintégré ce monde […] Dans les écoles a déjà pénétré la « langue primitive » (conjecturale) de Tlön […] déjà dans les mémoires un passé fictif occupe la place d’un autre, […] Une dynastie dispersée de solitaires a changé la face du monde […] d’ici cent ans […] le monde sera Tlön.
Au fait, parlez vous klingon ? Le klingon est la langue d’une race extra-terrestre dans Star Trek. Elle a été créée par le linguiste Mark Okrand au début des années 80. Il existe des dictionnaires et des grammaires du klingon, et même une traduction d’Hamlet dans cette langue. Comme l’Elfique de Tolkien, de nombreux fans en connaissent les rudiments de base. En 1996, une douzaine de personnes dans le monde le parlait couramment.
Vu de loin, les fans sont tout de même des êtres étranges, voire même inquiétants ! La place grandissante des Mondes Imaginaires en dehors des territoires d’ordinaire reversés à la fiction a parfois des airs d’invasion – ou au contraire d’exil volontaire. Edward Castranova parle au sujet des jeux en ligne d’un véritable exode vers les mondes virtuels :
Quiconque voit une tempête approcher a le devoir de prévenir les autres. C’est mon cas. D’ici une génération ou deux, un nombre toujours plus grands de gens, des centaines de millions, vont commencer à être immergés dans des mondes virtuels et des jeux en ligne. Pendant que nous jouons, les choses que nous avions l’habitude de faire à l’extérieur, dans la « réalité », n’auront plus lieu, ou plus de la même manière. Vous ne pouvez pas exclure de la société des millions d’heures du temps de vie des individus sans créer un évènement de niveau atmosphérique […] L’exode de ces gens du monde réel, de notre vie quotidienne ordinaire, va créer un changement dans le climat social qui fait ressembler le réchauffement planétaire à une tempête dans un verre d’eau.
Le ton catastrophiste de Castranova semble déplacé, tout autant que le jugement à l’emporte pièce qui verrait simplement dans les efforts que les fans consacrent à la connaissance de Mondes Imaginaires du temps perdu et de l’énergie gaspillée. Toujours est-il que, pour un nombre croissant d’individus, l’arbre généalogique de la famille Stark est plus intéressant que celui des Carolingiens… Pourquoi la connaissance de faits imaginaire est-elle plus séduisante que celle du monde réel ? Peut-être simplement parce qu’elle est modelée sur notre désir : le monde réel manque de symétrie, d’harmonie, de suspense et de sens. Nécessairement, les connaissances académiques seront toujours plus chaotiques, moins satisfaisantes, un peu plus décevantes que celles de fictions modelées sur mesure pour nos imaginaires. Mais en est-on sûr ? La réalité est-elle forcément ennuyeuse et dépourvue de sens ? Dans L’Image-temps, le second volume de son livre sur le cinéma, Gilles Deleuze observe que « le fait moderne c’est que nous ne croyons plus en ce monde. Nous ne croyons même pas aux événements qui nous arrivent, l’amour, la mort, comme s’ils ne nous concernaient qu’à moitié. Ce n’est pas nous qui faisons du cinéma, c’est le monde qui nous apparait comme un mauvais film». La prolifération de Mondes Imaginaire devrait servir d’avertissement et de leçon pour les pédagogues, les enseignants, les savants – et peut-être même les politiques – car elle marque d’une certaine manière leur échec à rendre le monde et la science désirables.
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