L'histoire :

Analyse et critique :

POUR UNE ANIMATION ADULTE

Produit pour un budget dérisoire, Fritz the Cat remporte un succès fulgurant, en partie grâce à tout le battage médiatique qui s'est fait autour de sa sortie et de son classement X. Grâce à ce premier film, Bakshi peut poursuivre sa carrière en indépendant, libre de ses sujets comme du ton et de la forme. Les producteurs ne s'y tromperont pas, mettant par la suite en avant ce titre référence et le parfum de scandale qui entoure son auteur. Bakshi a ouvert une brèche. Il ne s'assagit donc pas, au contraire, et continue sur sa lancée avec deux films sans compromis, en partie autobiographiques : Heavy Traffic (1973) et Coonskin (1975). Il s'agit d'authentiques films d'auteur, équivalents animés de ce cinéma américain des seventies qu'on a coutume de ranger sous la bannière du Nouvel Hollywood. C'est-à-dire des films qui se caractérisent par leur liberté de ton, leurs antihéros et une attirance pour les marges de la société.
Le succès et le scandale seront à nouveau au rendez-vous, mais la médaille va vite révéler son revers. Passant à côté des intentions satiriques du réalisateur, certains groupes de pression issus notamment de la communauté afro-américaine accusent injustement Coonskin de véhiculer des stéréotypes racistes, alors que l'objet du film est précisément de les dénoncer. Son exploitation est aussitôt suspendue. Développé à cette même époque, Hey Good Lookin' sera remisé dans les cartons de la Warner, peu convaincue par le mélange proposé d'animation et de prises de vue réelles (Bakshi achèvera le film sous une autre forme et avec ses propres moyens au cours des années suivantes pour le sortir sans grand écho en 1982). En 1976, le réalisateur se retrouve donc dans l'impasse face à des studios désormais frileux. C'est la 20th Century Fox, s'ouvrant pour la première fois à l'animation, qui va accepter le projet de la dernière chance.

UN VIRAGE CONTRÔLÉ
« Au début, je voulais faire des films politiques et outrageusement drôles, hystériques. Mais on m'a arrêté parce que ces films disaient des choses sur la société. On a jeté ces films hors des salles. Et j'étais complètement fauché, le studio en faillite. Pour sauver tout ça, j'ai fait du fantastique. » Originellement intitulée War Wizards, cette nouvelle production Bakshi est budgétée à 1,2 million de dollars.

Grand lecteur de science-fiction, Bakshi avait développé dès 1967 un projet d'heroic fantasy, intitulé Tee-Witt, qui sera refusé par CBS. Il en reprendra certains éléments tant scénaristiques que visuels pour le script de Wizards, si bien que le film donne parfois l'impression de ne dévoiler qu'une partie d'un univers qu'on devine bien plus ample. Bakshi envisage d'ailleurs une possible suite, comme en témoigne une conclusion particulièrement ouverte. Clairement, son influence première ici c'est Tolkien. Achevé de paraître en 1955, Le Seigneur des Anneaux est un livre qui l'a profondément marqué et il rêve très tôt de le porter à l'écran. Ne disposant pas (encore) des droits, il invente donc sa propre fresque et fait naître tout un monde de créatures féeriques menacé par les désastres de la guerre. Au sommet de la pyramide : Avatar et Blackwolf. Ces deux magiciens se livrant à un duel fratricide à travers le temps et l'espace ne sont pas sans évoquer par certains traits Gandalf et Sauron. Bakshi n'oublie pas cependant d'où il vient, et le temps de courtes scènes faisant intervenir des prostituées ou un soldat nommé Fritz, il s'autorise quelques clins d'œil malicieux à ses précédents films.


LA GUERRE ÉTERNELLE

Le réalisateur sait qu'il s'adresse à un public familial. Pour lui, enchanter ses spectateurs ne signifie pas les prendre de haut ou céder à la mièvrerie. Ici, justifiée par le sujet, la violence est montrée et le sang coule. Le recours à la symbolique du nazisme et à la croix gammée est loin d'être subtil mais permet une caractérisation immédiate. Bakshi est un artiste visuel, et l'important pour lui est de créer des images fortes. Comme Tolkien avant lui, il opère la rencontre spectaculaire entre le conte de fées et les grandes guerres de l'Histoire. Et si le bourbier qu'il met en scène en rappelle d'autres, cela n'a évidemment rien de fortuit.

[SPOILERS]
Ainsi Nekron 99, le robot tueur envoyé par Blackwolf puis reprogrammé par Avatar en robot de paix, demeurera tiraillé entre ces deux versants. La princesse Elinore subira elle aussi la tentation du mal. Le peuple des fées pourra également représenter une sérieuse menace. Par un tour de passe-passe inattendu, Avatar n'hésitera pas à guérir le mal par le mal, et Blackwolf sera à son tour victime de la technologie;
[FIN SPOILERS]

GUERRIERS DE L'OMBRE
Quelques années avant de débaucher Frank Frazetta, Bakshi décide déjà de faire fait appel à de grands talents graphiques pour élaborer l'esthétique de son film. Mike Ploog se voit confier la charge des splendides cartons qui illustrent notamment le prologue. Artiste Marvel, Ploog fut l'un des créateurs de Ghost rider, et prolongera son expérience de concepteur visuel et de storyboarder sur des films comme Heavy Metal, The Thing, Dark Crystal, Titan A.E. ou encore X-Men. Autre grand pourvoyeur de l'imagerie fantastique, le britannique Ian Miller signe le design très singulier du pays de Scortch, tout en angles et traits acérés. Il collaborera à nouveau avec Bakshi en 1992 sur les décors de Cool World. Enfin, le dessinateur William Stout réalise l'affiche du film, visuel intriguant qui invite efficacement au voyage.

Bakshi et son équipe ont tout un monde à inventer, un monde qui prend chair sous la forme d'un improbable bestiaire. Le design des fées et elfes ne surprendra pas vraiment les habitués de fantasy. Comme souvent, c'est le versant sombre qui inspire le plus la créativité, et on sent que les artistes se sont amusés à imaginer une foule de créatures reptiliennes tantôt loufoques tantôt effrayantes, qui n'interviennent parfois que pour une scène.

Wizards propose ainsi une esthétique générale un peu dérangeante, audacieuse en tout cas par son hétérogénéité, et en fait pertinente puisqu'elle répond aux intentions de Bakshi. Le réalisateur n'a en effet jamais cherché à livrer un produit trop léché, comme en témoigne l'absence d'ombre sur les cellulos. Il opte pour une "full animation" qu'on pourra juger parfois un peu sommaire mais qui se veut aussi le reflet d'une production artisanale. Il travaille avec une petite équipe, souvent sans storyboard. Cela ne lui épargne cependant pas de faire face à la pression pour tenir les délais.

MACHINE À RÊVES
L'animation est une technique longue et coûteuse. La rotoscopie apparaît vite comme la solution la plus efficace pour économiser le temps et l'argent. Il s'agit pour les animateurs de calquer leurs animations sur des acteurs filmés. Ce procédé breveté en 1915 par Max Fleischer a été parcimonieusement employé sur des productions des deux frères (Koko le clown, Betty Boop, Superman, Les Voyages de Gulliver), mais aussi chez Disney (Blanche-neige et les sept nains, Cendrillon). Dès Fritz the Cat, Bakshi utilisait des photographies pour les arrière-plans, tantôt redessinées ou bien laissées telles quelles. Heavy Traffic et Coonskin mélangeaient aussi animation et prises de vue réelles, et tel était également le projet initial de Hey Good Lookin'. Parce qu'ils permettent d'animer plus vite et avec une main-d'œuvre réduite, ces choix participent sans doute de nécessités économiques. Mais en aboutissant à une esthétique originale, ils font aussi la patte d'un auteur qui aime défier les codes. Dans un esprit de collage finalement très jazz, ses films n'ont jamais craint de confronter de médias différents. Le caractère hybride de Wizards s'impose dès le générique et le prologue, qui mixent les illustrations fixes de Mike Ploog avec des arrière-plans photographiques, l'ensemble étant artificiellement animé par des effets de caméra.
Pour filmer les scènes qui serviront de référence à ses animateurs chargés de rostoscoper, Bakshi n'a pas les moyens de tourner en 35mm ni de se payer une armée de figurants armés. Il fait donc appel à des images d'archives et de cinéma. Ses pinceaux vont recycler pêle-mêle des scènes tirées d'Alexandre Nevski, El Cid, Zulu, La Bataille des Ardennes, Patton.

Wizards aura malgré tout reçu les louanges tant de la critique que du public, cumulant 9 millions de dollars de recettes. En France, conservant son titre originel, Les Sorciers de la guerre obtiendra le Grand prix du public au Festival du Film Fantastique de Paris.
Mais il sera dépossédé de son projet par Paramount et l'expérience malheureuse de Cool World sonnera la glas de sa carrière. Wizards II fut un temps envisagé, d'abord pour le cinéma puis sous forme de roman graphique, mais c'est un titre de plus à ajouter à la longue liste de ses projets abandonnés.
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Le champ de bataille se voit alors pris d'assaut par une horde terrifiante qui mêle guerriers zoulous, chevaliers teutoniques, soldats nazis, chars d'assaut, catapultes et avions de combat. À l'arrivée ce sont surtout des ombres qui s'agitent, telle une masse indiscernable et menaçante. Les silhouettes sont retracées grossièrement, et parfois modifiées avec une relative efficacité, tels ces casques allemands surmontés de cornes ou ces cavaliers aux ailes de démons. À cela s'ajoutent des effets optiques étonnants à base de filtres et de fumée. L'art du montage et du mixage, le dynamisme des cadrages achèvent de créer un sentiment de tourbillon. La deuxième bataille est de ce point de vue la plus stupéfiante, Bakshi semblant appliquer les préceptes d'Eisenstein dans sa façon de faire monter la tension jusqu'au cataclysme des armes et des corps. Le seul reproche qu'on pourra faire, c'est le réemploi particulièrement repérable des mêmes plans.
L'alternance entre les personnages animés et les personnages rotoscopés n'aboutit évidemment à aucune cohérence. Elle parvient malgré tout à créer un choc esthétique, tout comme le provoquait l'intrusion au milieu des personnages dessinés d'extraits du Triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl. C'est un nouveau sacrilège commis par Blackwolf, faisant se rencontrer deux univers contre-nature. Par ces parti pris graphiques, Bakshi parvient à créer un sentiment troublant, parfois proche du cauchemar. Ces scènes s'inscrivent alors parmi ces images intemporelles d'une guerre se rejouant éternellement, sur lesquelles on pourra indistinctement superposer la mémoire de la guerre des tranchées, de la blitzkrieg comme du génocide nazi ou du bourbier vietnamien.

POST-APOCALYPSE
Classé PG selon le souhait de son réalisateur, Wizards sort sur les écrans en 1977, quelques semaines avant une autre production Fox : Star Wars. C'est d'ailleurs à la demande de George Lucas, qui craignait une confusion, que Bakshi avait accepté de retitrer War Wizards en Wizards - en échange, Lucas lui "prêtera" Mark Hamill pour la voix du lutin Sean. Lorsque se déclenche le raz-de-marée du triomphe de Star Wars, le studio décide de retirer avant l'heure Wizards de l'affiche, privant sans doute le film de Bakshi d'un plus grand succès.

Ainsi Ralph Bakshi a-t-il sauvé son studio, qu'il engage aussitôt sur un projet encore plus ambitieux, produit cette fois pour United artists : l'adaptation tant rêvée de Lord of the Rings. Comparé à Wizards, le film sera visuellement moins stylisé, les personnages retrouvant des proportions humaines. Bakshi reviendra une dernière fois à la fantasy avec Fire and Ice, production certes soignée mais qui n'a plus rien à dire. Pour Bakshi, une nouvelle ère a commencé. L'esprit du Nouvel Hollywood appartient désormais au passé. Avec Wizards, le réalisateur a anticipé le règne du cinéma de genre, consacré par les blockbusters fondateurs de Spielberg et Lucas. Après avoir enchaîné les projets pendant les seventies, Bakshi connaît un gros passage à vide dans les années 80. Il retourne travailler pour la télévision, reprenant Mighty Mouse pour CBS, réalisant clips, téléfilms et séries avortées. Il devra attendre 1992 avant de retrouver les faveurs d'Hollywood.

Ayant toutes les difficultés du monde à produire de l'animation traditionnelle, Bakshi s'est depuis retiré au Nouveau-Mexique. Il enseigne l'animation et se consacre essentiellement à la peinture, artiste désormais solitaire sans plus de comptes à rendre. Wizards est toujours considéré aujourd'hui comme l'une de ses plus belles réussites. Toujours d'actualité, cette réflexion sombre sur la nature humaine résonne comme un avertissement destiné aux jeunes générations. En cela c'est un film porté par l'espoir, et il demeure l'une des meilleures illustrations du credo de son auteur : « Nous vivons dans un monde étrange, et l'animation doit être capable de montrer ce monde. »



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