Pensé, animé, mis en musique, photographié, monté et réalisé par Takahide Hori avec une abnégation rare des années durant, Junk Head nous arrive miraculeusement en France grâce au distributeur UFO.
Né en 1971, issu du design et des arts plastiques, le réalisateur, peintre et créateur de marionnettes s’est lancé dans le cinéma à la fin des années 2000, réalisant un premier court-métrage, Junk Head 1, lequel obtint en 2014 le prix du meilleur film d’animation au festival de Clermont-Ferrand. Junk Head fait office de version longue et de second volet. Homme-orchestre de cette œuvre nihiliste, Takahide Hori a passé plusieurs années de sa vie à fabriquer ses figurines et à les mettre en mouvement, selon la technique de stop motion, dans un décor de tunnels en béton. Hori est tout à la fois le réalisateur, l’auteur, le chef-opérateur, le décorateur, le monteur, le doubleur, le compositeur... Et pour cause : cinglé de cinéma, l’ancien étudiant en art gagnant alors sa vie comme décorateur d’intérieur s’est lancé tout seul dans l’aventure en 2009 comme un défi lancé à sa quarantaine approchante ! Complet autodidacte en matière d’animation (il a tout appris dans des livres et des tutos sur internet), il s’est employé à donner vie, littéralement, à ses visions de cinéma pur. La candeur artistique de Hori le distingue du tout venant du genre, ne serait-ce que sur le plan technique. Exemple le plus flagrant : novice des standards de l'animation en volume, le metteur en scène a décidé de tourner à la cadence d'un film en prises de vue réelles, à 24 images par secondes. Pourtant, la technique autorise les baisses de régime nécessaires à un rythme de production raisonnable (l’œil humain est capable de percevoir le mouvement à partir d'à peu près 12 images par secondes). Le travail qu'un tel choix implique en devient colossal : Junk Head a exigé la bagatelle de 140 000 prises de vue et 7 ans de besogne, en comptant les 4 en autonomie complète, en parallèle d'une activité professionnelle. En résulte une impression de fluidité désarmante qui compense largement une mise en scène forcément inégale, une aventure en mouvement dont l'animation correspond très bien à cet univers de robots et de mutants, évoluant dans des décors décrépis. Émanation délirante d'un enthousiasme artistique sans commune mesure, le long-métrage doit son étrangeté à son processus de fabrication et à l'indépendance absolue et fauchée de son auteur. Hori en est lui-même persuadé : c'est dans le dénuement qu'il a pu acquérir sa patte, quitte à refuser les propositions hollywoodiennes reçues après le succès d'estime du court-métrage. C'est ce qu'on appelle avoir des principes. En effet, au bout de quatre ans d’un travail solitaire, il avait ainsi achevé un court métrage de trente minutes. Posté sur YouTube, cette version "bêta" de Junk Head a affolé la toile et attiré sur Takahide Hori, l’attention de producteurs et réalisateurs du monde entier. Malgré tout, il a préféré sa liberté artistique totale. Grâce au soutien financier d’une société de production japonaise, il a parachevé son projet à sa manière toute personnelle mais avec un peu de renfort. Trois ans ont donc suffi pour produire les 70 minutes restantes... Ainsi terminé en 2017, Junk Head a fait le tour des festivals, où il a partout retourné le cerveau, et a fini par sortir en 2020 au Japon, où il fait depuis l’objet d’un culte. Ils ont raison : Junk Head est de la folie pure.
Pitch :
Dans un futur très lointain, à force de manipulations génétiques, l’humanité est parvenue à atteindre la quasi-immortalité. Elle a néanmoins perdu la faculté de procréer et court à l’extinction. Elle a aussi produit une nouvelle forme de vie artificielle, les Marigans, et les utilise comme force de travail. Au début très dociles, ces clones se sont rebellés contre leurs créateurs et sont partis en exil dans les profondeurs souterraines où ils ont muté et proliféré. Un homme est envoyé dans les entrailles de la Terre pour percer les secrets de leur reproduction. Il est alors plongé dans les angoissants sous-sols d’un monde post-apocalyptique, peuplé de créatures répugnantes et agressives. Son odyssée sera mouvementée, angoissante, gore, burlesque, dérangeante, poétique, crasseuse, métaphysique et paradoxalement, drôle...
Armé de sa seule candeur, le personnage principal de Junk Head, Parton, a des faux airs d'un gentil droïde de Star Wars, on le découvre dans sa tenue de cosmonaute, en partance pour une mission. Nous sommes en 3385 : un virus menace la survie des humains, lesquels n’ont plus qu’une tête (leur ego) sur un corps stéréotypé. Parton embarque à bord d’une capsule en direction des lointains sous-sols où vivent les Marigans. Parton doit trouver leur code génétique et le rapporter à la surface de la Terre. Rien ne se passera comme prévu, le héros métallique va frôler la mort, se retrouver à la casse, avant de renaître sous d’autres traits.
Le pitch original, énoncé en ouverture selon l'usage (les humains ont atteint l'immortalité, mais ne peuvent plus procréer, ils cherchent donc une solution chez les êtres synthétiques dont ils ont du se séparer), fait office de prétexte. Une fois le héros anonyme largué dans ce labyrinthe ocre, seules comptent ses rencontres et ses péripéties, reliées entre elles par un vague fil rouge narratif. D'ailleurs, dès les premières minutes, il est dépossédé de son identité, rompt avec sa mission pour renaître dans son nouvel environnement.
Pensé uniquement autour du décor et des personnages, sans scénario si ce ne sont quelques dialogues, Junk Head s'évertue avant tout à explorer une "réalité alternative" cyberpunk influencée aussi bien par Ghost in the Shell que Tetsuo. En brassant ses références pour créer son propre monde souterrain, le cinéaste manie avec adresse les ruptures de ton. Ces couloirs hostiles sont peuplés par autant de créatures voraces (la géniale idée des vers) que de nounours dystopiques au grand cœur, accueillent aussi bien de jolies fables de science-fiction (le vieux et son levier) que des pures visions de body-horror (les "champignons")... Takahide Hori déploie un univers labyrinthique, sans issue ni loisirs (ou presque). Vissées au travail, les créatures s’expriment par borborygmes, évitent de mourir dans les interminables couloirs d’où surgissent d’horribles vers, répugnants, qui, à force de mutations, ne contrôlent plus leurs pulsions. Le cinéaste excelle dans sa galerie de portraits, réussissant à rendre émouvants des personnages qui ont des boulons à la place des yeux.
Les mouvements très réalistes, filmés à vingt-quatre images par seconde, donnent vie à tout un peuple hors norme, mi-humain mi-machine, parfois à la lisière de l’animal ou du végétal. Voici des taupes qui ressemblent à des gardiens de la paix, voici un médecin ferrailleur qui ressuscite les estropiés… Des femmes, felliniennes, turbinent dans la salle des machines. Un ouvrier se tient posté "depuis quatre mille ans", debout devant une cheminée, un soldat zélé liquide au lance-flammes un mutant, lequel se transforme en arbre, etc... D'ailleurs (spoil) nous apprenons que ces rares mutants "végétaux" se transformant en arbres à leur mort, donnent ensuite naissance par leurs fruits à tous les autres mutants, mais cet aspect là n'est pas développé dans le film et sera surement abordé dans les 2 suites que l'auteur a prévu (croisons les doigts). Parton, lui, ne s’étonne plus de rien, fait ce qu’on lui dit, s’autorise quelques initiatives aussi. Quand il se met à fabriquer une chaise à partir d’un vieux bout de tôle, on se prend à imaginer qu’il est un alter ego du cinéaste, artisan bricoleur d’un no future ravageur.
Ce monde mi-cyberpunk, mi-post-apocalyptique, peuplé de créatures grotesques, humanoïdes louches, créatures arachnéennes, vers dentés et autres horreurs organiques, est un enfer labyrinthique et syncrétique, empruntant pèle-mêle à tout un pan d'une esthétique typiquement japonaise, Mamoru Oshii (Ghost in the Shell), Shin'ya Tsukamoto (Tetsuo...), Tustomu Nihei (Blame!), Tokyo Gore Police, Tatsuki Fujimoto (Chainsaw Man), Lynn Okamoto (Elfen Lied...), Shintaro Kago, bref toutes une vision de la SF, de la mutation des corps, d'un futur sombre et pessimiste (on fait des parallèles avec la société japonaise, comme la natalité en baisse par exemple), des mélanges corps et technologie étranges, des légers délires scatologiques... très japonaise.
Mais il y a aussi tout un pan de la culture occidentale, on y retrouve à différents degrés Jérôme Bosch, Phil Tippett (Jabba the Hutt, les Arachnides de Starship Troopers...), William S. Burroughs, Metropolis, les frères Quay, Alejandro Jodorowsky (les cités puits de l'Incal...), David Cronenberg, The Things de John Carpenter, Dune, Sam Raimi, H.R. Giger et quelques autres bâtisseurs d’hallucinations féroces et chaotiques, sans qu'il soit besoin, au fond, d'en connaître aucun pour apprécier cet univers. J'ai même dans ma tête fait des parallèles avec Labyrinth de Jim Henson en moins enfantin et fantasy, Dark Crystal ou encore Coraline, Boxtrolls, N°9... et tous ces films d'animation hors normes aux univers singuliers. On ne peut pas, non plus, ne pas penser à Métal Hurlant à la vue de cette SF, c'est une évidence. Junk Head recèle de nombreux clins d’œil aux classiques du cinéma. Tout au long des 140 minutes du film, des scènes emblématiques sont détournées pour faire sourire le spectateur. Les mimiques de Bruce Lee sont reprises lors des scènes de combat. Des poursuites au ralenti ridiculisent la fuite du héros échappant à une créature prête à le découper. Enfin, les trois chasseurs se chamaillant entre eux semblent tout droit sortis d’un cartoon. Le réalisateur s’attaque aussi aux codes du shōnen, ici, le cliché du héros surpuissant est complètement déconstruit par les nombreuses maladresses du personnage principal. Mais on peut constater l’évolution de Parton dans ce monde mutant, à l’image du genre littéraire japonais.
Un melting-pot de cinéma de genre, de références cinéphiles et de techniques d’animation qui font de ce Junk Head une oeuvre à part. Cet objet filmique non identifié fait déjà date dans l’histoire du cinéma d’animation. Frissons, aventure et WTF sont au service d’une animation autant audacieuse que charismatique.
Et côté jeu de rôle alors, c'est simple, ce film est un p****n de méga donjon SF/Post-Apo/Cyberpunk décrépi. Un immense donjon avec un écosystème complet, un contexte sociétal, ses codes, ses légendes, ses divinités, ses tribus, ses dangers, ses artefacts et trésors étranges, ses tribus, villages, ses interactions conflictuelles ou non entre les différents habitants, ses roublards, ses pièges souvent mortel (les vers qui vivent dans les trous des murs avec un système ingénieux pour les avertir qu'une proie est à proximité et qui sortent la dévorer, un pur piège de donjon), les innombrables créatures monstrueuses qui arpentent ses couloirs, ses niveaux, ses castes, ses classes de guerriers, chasseurs, ouvriers, scientifiques...
Il y a tout pour en faire un contexte de campagne avec un système adéquat, comme un immense bac à sable, un cadre qui se prête à n'importe quel univers de SF, Post-Apo ou Cyberpunk un brin barré, mais aussi un méga donjon étrange qu'on pourrait imaginer sous Carcosa, Zothique, Cha'alt, Planet Psychon, dans un cadre fantasy comme une civilisation oubliée, une sorte de Millevaux souterrain et de béton, même si ici aussi, la végétation donne naissance à la vie et à l'horreur, mon fils s'est plu à imaginer "et si les nains de la Moria en creusant, au lieu de réveiller un Balrog ils étaient tombé sur ce monde là, celui d'une civilisation avancée et perdue avec ses propres codes et créatures...", bref vous voyez le truc. Il y a matière à y inclure un peu d'horreur Lovecraftienne sans soucis, et plein d'autres choses. En gros prenez le et tordez le comme bon vous semble dans votre contexte favori, il y a dans ce film une idée (voire plusieurs) pour vos aventures et vos donjons à quasiment chaque plan. Donc je suis ravi d'avoir vu Junk Head plutôt qu'un énième MCU ou autre, ce film va irrémédiablement figurer dans mon top et m'a donné des tonnes d'idées pour mes campagnes.
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