Avec Métal Hurlant, Valerio Evangelisti, auréolé par le succès grandissant de l'inquisiteur Eymerich, nous offre un livre aux multiples qualités.
Le texte est segmenté en quatre nouvelles qui nous plongent dans la genèse d'une apocalypse annoncée par les maux de notre humanité. Chacune s'inspire quant à l'ambiance et à certains éléments de leur intrigue de groupes de Heavy Metal auxquels leur titre fait directement référence. Comme dans le long métrage d'animation du même nom, Métal Hurlant fonctionne en une trame unique reliant chacun des textes, illustrée par une musique qui dépasse allègrement le simple statu d'agrémentation musicale. Car si Evangelisti nous dépeint les facteurs d'une apocalypse et de son corollaire : une mutation à l'échelle de l'humanité, celle-ci passe par la symbiose entre la chair et le métal.
Quand le métal supplantera la chair...
Quatre visages de la peur, quatre rencontres avec l'indicible placées sous le signe de l'enfer et inspirées par la musique Heavy Metal, bande sonore rêvée du gothique moderne.
Venom. 1353, le grand inquisiteur Nicolas Eymerich mène l'enquête sur une étrange maladie qui sévit à Barcelone, et ouvre le bal des maudits.
Avec Venom, la première nouvelle de ce recueil, Evangelisti nous présente à la fois l'origine et la finalité de son apocalypse via deux récits étroitement imbriqués. L'un nous plonge dans le Barcelone du 14ème siècle où l'on retrouve l'inquisiteur Eymerich. Le Dominicain y est confronté à deux hommes vouant un culte aux dieux de l'Afrique Noire dont l'un est affligé d'un mal inconnu qui se révèle vite n'être autre que la souche originelle du VIH, lequel est présenté, et c'est une idéologie répandue, comme la concrétisation d'un courroux divin s'abattant sur l'humanité en réponse à ses pêchés. Comme les éléments de l'autre histoire, qui se déroule au 21ème siècle dans un futur en proie à l'Apocalypse générale, nous le montrent : l'interrogation concerne l'identité de ce dieu et, lorsque l'inéluctabilité de la mutation nous apparaît, s'il est pertinent de s'y sacrifier. Une guerre, dans un futur lointain où nos descendants (on songe par moments à Terminator), eux-mêmes pourvus d'organes artificiels, tentent de résister aux assauts de hordes de métal alors qu'une maladie terrible détruit le vivant. Sans vouloir révéler la chute du récit, on nous permettra de révéler que le sida, dont les victimes sont stigmatisées par le Vatican, serait peut-être le produit d'actions irresponsables passées des hauts responsables de l'Église... Ironie de l'histoire, et relecture ironique de l'Histoire, dénonciation implicite des préjugés et mise en abîme de l'espace et du temps que seule la SF pouvait autoriser. Symbole de la toute puissance de l'imaginaire, à coup sûr, Venom est un récit cruel mais ébouriffant, pétillant de vivacité avec un retournement de situation stupéfiant en prime.
Pantera. Une horde fantôme sème la destruction et la mort dans une ville-frontière de l'Ouest sauvage. Le seul à pouvoir l'affronter est un pistolero métis rejeté par tous et détenteur de secrets vaudous effrayants.
Pantera incarne un pistolero d'origine mexicaine vivant au 19ème siècle, héritier de cette même magie païenne qu'il tient des premiers esclaves Noirs importés au Mexique. Contacté par le shérif d'une petite bourgade Texane vivant sous la menace des Cowboys de l'Enfer, gigantesques statues s'animant certaine nuit pour fondre sur les vivants, Pantera va découvrir les dessous de l'histoire peu claire d'une petite ville du Far West qu'il tentera de soustraire à cette menace. Avec Pantera, digne fils du Pistolero de Stephen King, Evangelisti revisite avec brio les archétypes du western. Mais le tueur à gages, appelé pour abattre un groupe de cavaliers qui menace une petite ville, aura plus recours aux invocations et à la psychologie qu'au Colt 45. Là encore, l'auteur manipule son lecteur avec une habileté toute diabolique, digne du créateur d'Eymerich ! On se prend à se réjouir de ces exécutions sauvages, parfois rehaussées d'un brin de sadisme et d'humour, comme dans cette scène où Pantera abat un violeur minable, puis souffle sur le canon comme dans les BD. Au final on va s'interroger sur les véritables motivations de ce héros ambigu, malgré quelques fortes paroles aux exclus de ce temps et de ce monde (“ Gare à celui qui s'en prend aux plus faibles, pour ressembler à celui qui l'humilie. ”). Ici, parodie et hommage, comédie et tragédie s'entremêlent : bien sûr, les “dix cow-boys de l'enfer” viennent se venger d'un crime. Et c'est toute la ville qui est coupable...
Sepultura. Dans l'univers carcéral extrême d'une prison expérimentale perdue en pleine jungle du Brésil, la terreur règne en maître car, ici, les hommes font corps avec leur geôle.
Sepultura nous emmène au plus profond de la jungle brésilienne, à notre époque, dans un décor de guerilleros et de révolution, au cœur d'une prison où des expériences bio-chimiques ont fait des prisonniers et de leurs cellules une seule et même entité. La magie païenne est toujours présente, par le biais des indiens Kayovas, une tribu brésilienne s'étant donné la mort pour protester contre le gouvernement qui voulait les expatrier. Sepultura, c'est le bagne absolu : une colle élastique dans laquelle les détenus sont englués, incapables de menacer en rien l'ordre totalitaire qui règne au-dehors. Au-dehors, où des hommes luttent toujours pour la justice et la liberté... Et sur fond d'affrontement entre deux frères que seul un lointain passé tragique peut encore rapprocher un bref moment, l'assaut de Sepultura se prépare...
Metallica. Tandis qu'une guerre raciale dévaste le sud des Etats-Unis, le Mal s'anime, se propage et tente de soumettre à sa volonté l'espère humaine. Peut-on réussir à le vaincre ? Et surtout... Est-ce vraiment souhaitable ?
Metallica se déroule dans un futur plus ou moins proche, au cœur d'une guerre civile qui oppose Africains et Occidentaux dans les ruines de la Nouvelle Orléans. C'est le début de la guerre ouverte entre ceux qui acceptent la mutation, générant l'Apocalypse, et les autres, conservateurs s'accrochant désespérément à un ordre révolu. Et il est intéressant de noter que les deux camps en présence sont à la recherche d'un seul et même homme : un sorcier empruntant à la tradition vaudou qui se trouve être à l'origine des différentes mutations environnementales perturbant la donne de ce conflit : tours d'acier réagissant aux agressions, se tordant pour intercepter les missiles envoyés par l'Armée du Christ Guerrier, armée d'alligators mus par une pensée unique etc... Et le fait que les recherches des deux camps soient communes n'est pas innocent puisque cela renvoie directement à la chute finale, que je ne me permettrais pas de révéler ici... Un monde de métal, où s'affrontent klanistes, néo-nazis et suprémacistes blancs d'un côté contre néo-islamistes intégristes de l'autre, la croix (celtique) contre le croissant : l'acier vibre et le vaudou anime les corps des crocodiles tandis que l'humanité sombre dans la barbarie généralisée. Pourtant, et c'est l'incroyable tour de force de l'auteur, on finit par avoir presque pitié de ces bourreaux, assassins abjects mais aussi victimes de systèmes idéologiques aussi absurdes que criminogènes.
On note également que Sepultura, en nous emmenant dans la prison brésilienne de haute sécurité où fut créée l’élastine spéciale destinée à immobiliser durablement les détenus, établit un pont bienvenu entre le passé et le futur, en nous donnant de précieux indices sur la genèse de la situation décrite initialement dans Venom, et Metallica, enfin, qui se passe quelque temps avant « Venom », voit la guerre raciale prendre feu aux États-Unis, attisée par les prothèses métalliques développées par les suprématistes blancs, et par les pouvoirs fusionnels vaudou mis en œuvre par leurs adversaires…
Ces quatre nouvelles de 1998 permettaient à Evangelisti de lier, de manière surprenante, le cycle d’Eymerich et celui, souple et encore en gestation à l’époque, de Pantera.
Résolument placées sous le signe du heavy metal, chacune d’entre elles apporte sa pierre à l’édifice : Venom montre un futur plus ou moins proche dans lequel une pandémie dramatique a conduit progressivement l’humanité à une hybridation croissante avec du métal « vivant », et plonge aux côtés de l’inquisiteur Eymerich dans la très ancienne et surprenante gestation de ce mal, tandis que Pantera introduit l’extraordinaire personnage du chamane mexicain, appelé ici pour tenter de sauver ce qui peut l’être d’un village du Far West gangrené par l’horreur.
Valerio Evangelisti pense qu'une mutation est nécessaire au renouvellement de l'humanité. Mais dans Métal Hurlant, cette mutation est imposée par l'Apocalypse qu'elle génère : une partie de l'humanité l'accepte et l'autre la refuse, créant par là même des conflits destructeurs. Car l'homme est réfractaire au changement, c'est un fait, même si celui-ci promet l'apport de bienfaits, il s'y refusera toujours par réflexe, dans un ultime sursaut libertaire, et le progrès, s'il veut s'imposer, devra le faire par la force.
C'est pourquoi il faut voir dans l'Apocalypse proposée par Evangelisti non pas l'anéantissement de notre humanité mais plutôt un mal nécessaire promettant de la faire évoluer vers de nouveaux horizons.
Le titre de ce Métal Hurlant fait donc référence à la mutation du métal mais aussi et surtout à la bande sonore qui vient enrichir son contenu. Les références et inspirations sont multiples : l'origine des groupes qui correspondent aux lieux des récits (Texas pour Pantera, Brésil pour Sepultura et USA pour Metallica), leur thème de prédilection (satanisme pour Venom, agressivité et lie de la société pour Pantera, révolution et guerre civile pour Sepultura et Metallica), les Cowboys From Hell qui sont le sujet d'une chanson sur l'album éponyme de Pantera, les indiens Kayovas qui servent de sujet à une chanson de Sepultura sur l'album Chaos AD, le nom du shérif dans la seconde nouvelle, Cliff Burton, qui n'est autre que le nom du bassiste décédé prématurément de Metallica, les titres des chapitres du dernier texte qui correspondent aux titres des chansons de l'album Kill'em All de Metallica etc... Enfin, il est amusant de noter que la lecture de chacune des nouvelles de Métal Hurlant correspond au temps d'écoute des albums auxquels elles font référence.
Métal Hurlant est un excellent livre qui allie à une trame profonde des textes soignés. Rehaussé par les multiples et savoureuses références à l'univers du Heavy Metal, ce livre est une curiosité à la lecture fort agréable et une excellente manière de découvrir l'œuvre de Valerio Evangelisti qui assume également, dans ce livre, le rôle d'hommage au magazine Métal Hurlant et à ses artistes, Moebius, Druillet, Jodorowsky, Bilal et d' autres qui ont mélangé fantastique, horreur, science-fiction et de érotisme, comme Evangelisti lui-même le fait avec ce roman.
Au final, nous sommes confrontés à un ensemble complexe de quatre points de vue spatio-temporels différents où l'angoisse qui plane sur l'humanité n'est pas tant le sort eschatologique auquel le marionnettiste Eymerych condamne la race humaine, mais le trouble de la personnalité schizoïde avec son absence croissante du désir pour les relations intimes avec d'autres êtres humains, chacun enfermé dans son individualisme, un détachement émotionnel, évoqué par le remplacement de la chair par du métal, qui peut être compris comme une déshumanisation progressive, une augmentation de la froideur de l'âme due à la perte de ce qui nous rend vraiment humains, la relation avec l'autre être humain.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire