La conquête de l'Homme des gouffres interplanétaires a été remplie de nombreuses tragédies. Vaisseaux après vaisseaux, comme des particules aventurières, ont disparu dans l'infini - et ne sont pas revenus. Inévitablement, pour la plupart, les explorateurs perdus n'ont pas laissé aucun témoignage de leur destinée. Leurs engins ont flamboyé comme des météores inconnus à travers l'atmosphère des planètes les plus éloignées pour s'effondrer comme d'informes scories métalliques sur un terrain jamais visité; ou sont devenus les satellites morts et glacés d'autres mondes ou d'autres lunes. Quelques-uns, peut-être, des pilotes qui ne sont pas revenus ont réussi à se poser quelque part, et leurs équipages ont péri immédiatement ou ont survécu pendant un certain temps parmi l'environnement incroyablement hostile d'un cosmos non conçu pour les hommes.
Ces dernières années, avec les progrès de l'exploration, plus d'un des premiers navires abandonnés a été repéré, suivant une orbite solitaire, et les épaves d'autres ont été découvertes sur des rivages ultra-terrestres. À l'occasion - peu souvent - il avait été possible de reconstruire les détails du désastre solitaire et éloigné. Parfois, dans une coque fondue et tordue, un journal de bord ou un enregistrement était demeuré intact. Parmi d'autres, voici le cas du Sélénite, la première fusée à avoir osé s'aventurer dans la zone des astéroïdes.
Au moment de sa disparition, il y a plus de cinquante ans, en 1980, une douzaine de voyages avaient été effectués vers Mars, et une base de fusées avait été établie sur Syrtis Major, avec une petite colonie permanente de terriens, dont tous étaient des scientifiques de formation aussi bien que des hommes d'une résistance et d'une endurance physiques peu communes.
Les effets du climat martien et l'aliénation absolu de conditions familières, comme on aurait dû s'y attendre, étaient extrêmement éprouvantes et même désastreuses. Il y avait une lutte incessante contre des bactéries mortelles ou pestilentielles nouvelles pour la science, un assaut perpétuel des radiations dangereuses du sol, de l'air et du soleil. La gravité amoindrie jouait aussi sa part en contribuant à de curieux et profonds dérangements du métabolisme.
Les pires effets étaient nerveux et mentaux. Des animosités, des manies ou des phobies étranges et irrationnelles, jamais rapportées par des psychiatres, commencèrent à se développer parmi le personnel de la base de fusées. De violentes querelles éclatèrent entre des hommes qui étaient normalement calmes et dotés de savoir-vivre. Le groupe, comprenant un total de quinze individus, se divisa rapidement en plusieurs cliques, les unes contre les autres; et cet antagonisme morbide mena quelquefois à des bagarres et même des massacres.
L'une des cliques consistait en trois hommes, Roger Colt, Phil Gershom et Edmond Beverly. Ceux-ci, en se rassemblant d'une curieuse manière, devinrent antisociaux d'une insupportable manière envers tous les autres. Il semblait qu'ils devaient s'être considérablement rapprochés des frontières de la folie et qu'ils étaient sujets à des hallucinations. Ils conçurent rapidement l'idée que Mars, avec ses quinze Terriens, était entièrement surpeuplée. Exprimant cette idée d'une manière des plus offensives et des plus belligérantes, ils commencèrent aussi à donner des indices de leur intention de s'éloigner encore plus loin dans l'espace.
Leurs indices ne furent pas pris au sérieux par les autres, puisqu'un équipage de trois hommes était insuffisant même pour la manipulation efficace de la plus légère fusée utilisée à cette époque. Colt, Gershom et Beverly n'eurent pas la moindre difficulté à voler le Sélénite, le plus petit des deux navires qui reposaient à la base de Syrtis Major. Leurs compagnons colons furent tirés du lit une nuit par le rugissement de canon des réacteurs et sortirent de leurs huttes de feuilles de fer juste à temps pour voir le vaisseau partir en flèche flamboyante vers Jupiter.
Aucune tentative ne fut prise pour le suivre, mais l'incident aida à tempérer les douze qui restaient et à calmer leurs animosités surnaturelles. On crut, de certaines remarques que les mécontents avaient laissé échapper, que leur objectif particulier était Ganymède ou Europe, dont on croyait que chacune possédait une atmosphère convenant à la respiration humaine.
Il sembla réellement douteux, par contre, qu'ils puissent passer la périlleuse ceinture des astéroïdes. Mis à part la difficulté de maintenir une trajectoire au sein de ces innombrables corps éparpillés dans le lointain, le Sélénite n'avait pas assez de carburant ou de provisions pour une voyage d'une telle longueur. Gershom, Colt et Berverly, dans leur folle hâte de quitter la compagnie des autres, avaient oublié de calculer les besoins de leur voyage projeté et avaient complètement sous-estimé ses dangers.
Après ce fulgurant départ dans les cieux martiens, on ne revit pas le Sélénite de nouveau; et son destin demeura un mystère pendant trente ans. Puis, sur la petite et lointaine Phocea, son épave bosselée fut découverte par l'expédition Holdane dans les astéroïdes.
Phocea, au moment de sa visite par l'expédition, était en aphélie. Comme d'autres planétoïdes, on découvrit qu'elle possédait une atmosphère rare, trop mince pour la respiration humaine. Les deux hémisphères étaient recouverts de neige; et gisant au sein de cette neige, le Sélénite fut aperçu par les explorateurs alors qu'ils faisaient le tour de ce petit monde.
Beaucoup d'intérêt prévalut, car la forme du monticule partiellement mis à nu était nettement reconnaissable et ne pouvait être confondu avec les rochers environnants. Holdane ordonna l'atterrissage, et de nombreux hommes en habit spatial entreprirent d'examiner l'épave. Ils l'identifièrent bientôt comme étant le Sélénite, disparu depuis si longtemps.
Jetant un coup d'œil à travers l'un des hublots de néo-cristal épais et indestructible, ils rencontrèrent le regard sans yeux d'un squelette humain, lequel s'était effondré contre le mur incliné et en surplomb. Il sembla leur adresser un sourire sardonique de bienvenue. La coque du vaisseau était partiellement enterrée dans le sol pierreux et avait été froissée et même légèrement fondue, bien que non brisée, par son plongeon. Le couvercle de l'écoutille était si absolument coincé et soudé qu'il fut impossible de l'ouvrir sans l'aide d'une torche.
Des plantes énormes et flétries ressemblant à des vignes, qui tombèrent en poussière au moindre toucher, grimpaient sur la coque et les rochers adjacents. Sur la neige légère sous le hublot gardé par le squelette gisait un nombre de corps en morceaux, lequel s'avérèrent être ceux de grandes formes d'insectes, comme des phasmidés géants.
De la posture et la disposition de leurs membres étiolé et semblables à des tuyaux, plus longs que ceux d'un homme, il semblait qu'ils avaient marché debout. Ils étaient incroyablement grotesques, et leur constitution, en raison de la gravité pratiquement non existante, était fantastiquement poreuse et sans substance. Plusieurs autres corps d'un type similaire furent par la suite découverts en d'autres portions du planétoïde, mais aucune chose vivante ne fut découverte. Toute vie, c'était évident, avait péri dans l'hiver arctique de l'aphélie de Phocea.
Lorsqu'il put entrer dans le Sélénite, le groupe apprit d'une sorte de journal de bord ou de cahier de notes sur le sol que le squelette était tout ce qui restait d'Edmond Beverly. Il n'y avait aucune trace de ses deux compagnons; mais le journal de bord, après examen, s'avéra contenir un enregistrement de leur destin tout autant que des aventures subséquentes de Beverly jusqu'au moment même de sa propre mort, due à une cause douteuse et inexpliquée.
L'histoire en était une étrange et tragique. Beverly, semblait-il, l'avait écrite jour après jour après son départ de Syrtis Major, dans une tentative de conserver un semblant de moral et de cohérence mental au sein de l'aliénation et de la désorientation noires de l'infinité. Je la transcrit ci-dessous, omettant seulement les premiers passages, lesquels étaient remplis de détails non importants et de critiques personnelles. Les premières entrées étaient toutes datées, et Beverly avait fait une héroïque tentative de mesurer et de délimiter la nuit sans saisons du vide en termes de temps terrestre. Mais après l'atterrissage désastreux sur Phocea, il abandonna cela; et la durée actuelle de temps couvert par ses entrées peut seulement être conjecturé.
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10 septembre. Mars n'est plus qu'une étoile d'un rouge pâle à travers nos hublots arrières; et selon mes calculs nous devrions bientôt approcher de l'orbite des astéroïdes les plus proches. Jupiter et son système de lunes sont apparemment aussi éloignés que jamais, comme des phares sur l'inaccessible rive de l'immensité. Plus encore qu'au début, je ressens cette effrayante illusion suffocante, laquelle accompagne tout voyage dans l'éther, d'être parfaitement stationnaire dans un vide statique.
Gershom, par contre, se plaint de troubles de l'équilibre, avec de nombreux vertiges et une fréquente impression de tomber, comme si le vaisseau s'enfonçait à toute vitesse sous lui à travers l'espace sans fond, la tête la première. Les causes de tels symptômes demeurent obscures, étant donné que les régulateurs de gravité artificielle sont en bon état de marche. Colt et moi n'avons pas souffert d'aucun trouble similaire. Il me semble que cette impression de chute serait presque un soulagement de cette illusion d'immobilité cauchemardesque; mais Gershom paraît être grandement tourmenté par elle, et affirme que ses hallucinations deviennent plus fortes, avec de moins en moins d'intervalles de normalité, et de plus en plus brefs. Il craint que cela ne devienne continu.
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11 septembre. Colt a dressé un estimé de notre carburant et de nos provisions et pense qu'avec une gestion attentive ne devrions être capables d'atteindre Europe. J'ai analysé ses calculs et je me suis rendu compte qu'il est tout à fait trop optimiste. Selon mes estimés, le carburant se tarira lorsque nous serons encore en plein centre de la ceinture des astéroïdes; bien que nous aurons probablement de la nourriture, de l'eau et de l'air compressé jusqu'à Europe.
Cette découverte, je dois la cacher aux autres. Il est trop tard pour faire demi-tour. Je me demande si nous n'avons pas été fous de partir pour cette errance dans l'immensité cosmique sans aucune réelle préparation ou pensée des conséquences. Colt, semble-t-il, a perdu le pouvoir du calcul mathématique : ses chiffres sont remplis des plus monumentales erreurs.
Gershom a été incapable de dormir et n'est même pas en forme pour prendre son tour de garde. L'hallucination de chute l'obsède perpétuellement, et il hurle de terreur, pensant que le vaisseau est près de s'écraser sur quelque planète sombre et inconnue vers laquelle il est attiré par une irrésistible gravitation. Manger, boire et se déplacer sont très difficiles pour lui, et il se plaint qu'il ne peut même pas prendre une respiration complète - que l'air lui est arraché dans sa descente précipitée. Sa condition est effectivement douloureuse et pitoyable.
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12 septembre. Gershom est pire - du bromure de potassium et même une lourde dose de morphine des casiers à médicaments du Sélénite ne l'ont pas relaxé ou rendu capable de dormir. Il a l'apparence d'un homme en train de se noyer et semble être sur le bord de la strangulation. Il est difficile pour lui de parler.
Colt est devenu très morose et renfrogné, et grogne dans ma direction lorsque je m'adresse à lui. Je crois que la situation désespérée de Gershom a cruellement affecté ses nerfs - tout comme les miens. Mais mon fardeau est plus pesant que celui de Colt : car je connais l'inévitable sort tragique de notre expédition folle et éclairée d'une mauvaise étoile. Parfois, j'aimerais que tout cela soit terminé... Les enfers de l'esprit humain sont plus vastes que l'espace, plus sombres que la nuit entre les mondes... et chacun de nous trois a passé plusieurs éternités en enfer. Notre tentative de nous échapper nous a seulement plongé dans des limbes noires et sans rivages, à travers lesquelles nous sommes destinés à toujours transporter notre propre perdition privée.
Moi aussi, comme Gershom, j'ai été incapable de dormir. Mais, contrairement à lui, je suis tourmenté par l'illusion de l'immobilité éternelle. En dépit des calculs quotidiens qui m'assurent de notre progrès à travers le gouffre, je ne puis me convaincre que nous bougeons. Il me semble que nous sommes suspendus comme le cercueil de Mohammed, éloignés de la terre et également éloignés des étoiles dans une incommensurable immensité sans marques ou directions. Je ne puis décrire l'atrocité du sentiment.
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13 septembre. Durant mon tour de garde, Colt a ouvert le casier à médicaments et s'est injecté de la morphine. Lorsque son tour est venu, il était dans un abrutissement tel que je n'ai rien pu faire pour le réveiller. De façon régulière, Gershom est devenu pire encore et semblait endurer mille morts, alors je ne pus rien faire d'autre que de continuer la garde aussi longtemps que possible. De toute façon, j'ai coincé les contrôles de manière à ce que le vaisseau poursuive sa course sans supervision humaine si jamais je m'endormais.
Je ne sais pas combien de temps je suis demeuré éveillé - ni combien de temps j'ai dormi. J'ai été réveillé par un étrange sifflement dont je ne pouvais d'abord déterminer la nature et la cause. Je scrutai les alentours et vis que Colt était parti, et je constatai que le sifflement venait du sas. La porte intérieure du sas était fermé de façon sécuritaire - mais selon toute évidence, quelqu'un avait ouvert l'écoutille extérieure, et le son était produit par l'air qui s'échappait. Il diminua d'intensité et cessa pendant que j'écoutais.
Je sus alors ce qui s'était produit - Gershom, incapable de supporter davantage ses étranges hallucinations, s'était jeté dans l'espace hors du Sélénite! Me rendant aux hublots arrières, je vis son corps, avec une pâle figure légèrement gonflée et des yeux globuleux grands ouverts. Il nous suivait comme un satellite, conservant une distance toujours égale de trois ou quatre mètres du bord de la coque du vaisseau. J'aurais pu enfiler une combinaison spatiale et me rendre dans l'espace pour ramener le corps, mais j'éprouvai la certitude que Gershom était déjà mort, et l'effort sembla plus qu'inutile. Comme il n'y avait aucune fuite d'air de l'intérieur, je ne tentai même pas de fermer l'écoutille.
J'espère et je prie pour que Gershom repose en paix. Il flottera à jamais dans l'espace cosmique - et plus loin encore dans ce vide où les tourments de la conscience humaine ne pourront jamais le suivre.
15 septembre. D'une manière ou d'une autre, nous avons continué notre trajectoire, bien que Colt soit trop démoralisé et gavé de drogue pour m'être d'une quelconque assistance. Je le plains lorsque la provision limitée de morphine se tarira. Le corps de Gershom nous suit toujours, maintenu par la faible puissance de l'attraction gravitationnelle du vaisseau. Il semble terrifier Colt dans ses moments les plus lucides; et il se plaint que nous sommes hantés par l'homme mort. Cela est également assez désagréable pour moi, et je me demande combien de temps encore mes nerfs et mon esprit vont tenir. Quelquefois, je crois que je commence à développer le délire qui torturait Gershom et qui l'a conduit à la mort. Des vertiges effroyables m'assaillent, et je crains de me mettre à tomber. Mais d'une quelconque manière, je retrouve mon équilibre.
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16 septembre. Colt a épuisé toute la morphine et a commencé à montrer des signes d'une intense dépression et d'une incontrôlable nervosité. Sa peur du cadavre satellite a semblé s'accroître en lui comme une obsession; et je ne peux rien faire pour le rassurer. Sa terreur a été accrue par une sinistre croyance superstitieuse.
« Je te le dis, j'ai entendu Gershom nous appeler », pleura-t-il. « Il veut de la compagnie, là dehors, dans le vide noir et glacé; et il ne quittera pas le vaisseau tant que l'un de nous n'aille le rejoindre. Tu dois y aller, Beverly - c'est toi ou moi - autrement, il suivra le Sélénite à jamais. »
Je tentai de le raisonner, mais en vain. Il se tourna vers moi dans un changement soudain de rage maniaque.
« Nom de Dieu, je vais te jeter dehors, si tu n'y va pas d'une autre façon! », hurla-t-il.
Griffant et bavant comme une bête enragée, il bondit vers moi où j'étais auparavant assis devant le tableau de contrôle du Sélénite. Je fus presque dominé par son assaut, car il se battit avec une force sauvage et frénétique. Je ne veux pas écrire tout ce qui s'est produit, car les souvenirs eux-mêmes me rendent malade. Finalement, il m'agrippa à la gorge d'une poigne aux ongles effilés dont je ne pouvais me déprendre et entreprit de m'étouffer à mort. En légitime défense, je dus lui tirer dessus avec un pistolet automatique que je transportais dans ma poche. Titubant d'étourdissement, cherchant à regagner mon souffle, je me trouvai en train de contempler son corps prostré, duquel une mare pourpre s'étendait sur le sol.
D'une quelconque façon, je parvins à enfiler une combinaison spatiale. Tirant Colt par les chevilles, je l'amenai à la porte intérieure du sas. Lorsque j'ouvris la porte, l'air s'échappant me précipita vers l'écoutille ouverte en même temps que le cadavre; et il me fut difficile de reprendre prise et d'éviter d'être projeté dans l'espace. Le corps de Colt, tournoyant de côté, était coincé d'un côté de l'écoutille; et je dus le pousser dehors avec mes mains. Puis, je refermai la porte derrière lui. Lorsque je revins à l'intérieur du navire, je le vis flotter, pâle et gonflé, aux côtés du cadavre de Gershom.
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17 septembre. Je suis seul - et, plus horrible encore, je suis suivi et accompagné par les hommes morts. J'ai tenté de concentrer mes facultés sur le problème désespéré de la survie, sur les exigences de la navigation spatiale; mais cela est complètement inutile. Toujours je suis conscient de ces corps rigides et gonflés, nageant dans l'effrayant silence du vide, le soleil blanc et sans air luisant, pareil à une lèpre de lumière, sur leur visage renversés.
J'essaie de maintenir mon regard sur le tableau de contrôle - sur les cartes astronomiques - sur le journal de bord que j'écris - sur les étoiles vers lesquelles je voyage. Mais un magnétisme effrayant et irrésistible me pousse à retourner à intervalles réguliers, mécaniquement, sans pouvoir réagir, vers les hublots arrières. Il n'existe pas de mots pour ce que je ressens et ce que je pense - et les mots sont comme des choses perdues en compagnie des mondes que j'ai laissé si loin derrière. Je m'enfonce dans un chaos d'horreur vertigineuse, au-delà de toute possibilité de retour.
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18 septembre. Je pénètre dans la zone des astéroïdes - ces rochers déserts, fragmentaires et amorphes qui tournoient en ensemble très éparpillés entre Mars et Jupiter. Aujourd'hui, le Sélénite est passé très près de l'un d'eux - un petit corps semblable à une montagne brisée, laquelle s'est soudainement soulevée du gouffre avec des cimes effilées comme des couteaux et des ravins noirs qui semblaient fendre son cœur lui-même.
Le Sélénite se serait complètement écrasé sur lui en quelques instants, si je n'avais pas renversé la puissance et dirigé l'engin en une abrupte diagonale vers la droite. Comme cela s'effectuait, je passai suffisamment près pour que les corps de Colt et de Gershom soient capturés par l'attraction gravitationnelle du planétoïde; et lorsque je regardai derrière en direction du rocher qui s'éloignait, après que le vaisseau fut hors de danger, ils avaient disparu de ma vue. Finalement, je les localisai avec le réflecteur télescopique et vis qu'ils tournaient dans l'espace, comme d'infinitésimales lunes, autour de cet effrayant astéroïde nu. Peut-être vont-ils flotter là pour toujours, ou vont-ils graduellement perdre de l'altitude en cercles se rétrécissant, pour enfin trouver une tombe dans l'un de ces ravins lugubres et sans fond.
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19 septembre. J'ai dépassé plusieurs autres astéroïdes - des fragments irréguliers, à peine plus grands que des pierres météoriques; et toutes mes capacités de navigation spatiale ont été sévèrement mises à l'épreuve pour éviter les collisions. En raison de la nécessité d'une vigilance toujours active, j'ai été forcé de demeurer éveillé en tout temps. Mais tôt ou tard, le sommeil me vaincra, et le Sélénite s'écrasera et se détruira.
Après tout, cela importe peu : la fin est inévitable et viendra bien assez vite dans mon cas. Le stock de nourriture concentrée, les bonbonnes d'oxygène comprimé, pourraient me maintenir en vie durant plusieurs mois, étant donné qu'il n'y a personne d'autre que moi pour les consommer. Mais le carburant est presque épuisé, comme l'avaient prévu mes précédents calculs. À tout moment, la propulsion peut arrêter. Alors, le vaisseau dérivera sans réagir et sans défense dans ces limbes cosmiques, et sera attiré vers son destin sur quelque récif d'astéroïde.
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21 septembre (?). Tout ce que j'avais prévu est arrivé, et néanmoins, par quelque miracle de la chance - ou de la malchance - je suis toujours en vie.
Le carburant s'est tari hier (du moins, je crois que c'était hier). Mais j'étais trop près du nadir de l'épuisement physique et mental pour constater clairement que les explosions des réacteurs avaient cessé. J'étais mort de sommeil et je m'étais plongé dans un état au-delà de l'espoir ou du désespoir. Je me souviens faiblement d'avoir réglé les contrôles du vaisseau à l'aide de la force automatique de l'habitude; ensuite, je m'attachai dans mon hamac et sombrai instantanément dans le sommeil.
Je n'ai aucun moyen de deviner pendant combien de temps j'ai dormi. Vaguement, dans le gouffre au-delà des rêves, j'entendis un choc semblable à un coup de tonnerre lointain, et sentis une violente vibration qui me secoua dans un éveil hébété. Une sensation de chaleur surnaturelle et étouffante commença à m'oppresser alors que je luttais pour regagner pleinement conscience; mais lorsque j'eus ouvert mes yeux pesants, je fus incapable de déterminer pendant un peu de temps ce qui s'était réellement produit.
Tournant ma tête de manière à pouvoir jeter un coup d'œil par l'un des hublots, je fus stupéfait de voir, sous un ciel d'un noir pourpré, un horizon glacé et scintillant de rochers escarpés.
Pour un instant, je crus je le vaisseau allait heurter quelque planétoïde menaçant. Puis, de manière écrasante, je constatai que l'impact s'était déjà produit - que j'avais été tiré de mon sommeil comateux par la chute du Sélénite sur l'un de ces îlots cosmiques.
J'étais à présent pleinement éveillé et me dépêchai à me délier du hamac. Je vis que le sol était abruptement incliné, comme si le vaisseau s'était posé sur une pente ou avait enterré son nez sur le terrain étranger. Éprouvant une légèreté étrange et déconcertante, et à peine capable de reprendre pied sur le plancher, je me rendis graduellement au hublot le plus proche. Il était évident que le système de gravité artificielle de l'engin avait été rendu hors d'usage par l'impact, et que j'étais à présent seulement assujetti à la faible gravité de l'astéroïde. Il me sembla que j'étais aussi léger et immatériel qu'un nuage - que je n'étais plus que le spectre aérien de mon ancien être.
Le plancher et les murs étaient étrangement chauds; et il me vint à l'idée que la chaleur avait dû être causée par le passage du Sélénite dans quelque sorte d'atmosphère. Ainsi, l'astéroïde n'était pas entièrement dénué d'air, comme de tels corps sont habituellement supposés être; et probablement était-ce l'un des plus gros fragments, avec un diamètre de plusieurs kilomètres - peut-être des centaines. Mais même cette constatation ne put me préparer à la folle et surprenante scène sur laquelle je posai les yeux à travers le hublot.
L'horizon de pics dentelés, tel une chaîne miniature de montagnes, s'étendait à une distance de plusieurs centaines de mètres. Au-dessus, le petit soleil intensément brillant, comme une lune flambante dans sa plénitude, plongeait avec une rapidité visible dans le ciel sombre qui révéla les étoiles majeures et les planètes.
Le Sélénite avait plongé dans une vallée peu profonde et avait à moitié enterré sa proue et son fond dans un sol qui était composé de rochers en décomposition, principalement basaltique. Partout autour, il y avait des sillons tourmentés, des rochers et des sommets couverts de rigoles; et au-dessus d'eux, incroyablement, grimpaient des vignes frêles, effilées et sans feuilles, dotées de larges vrilles d'un jaune vert aussi plates et minces que du papier. Des lichens semblant dépourvus de substance, plus grands qu'un homme et prenant la forme d'andouillers plats, croissaient en rangées solitaires et en fourrés le long de la vallée.
Parmi les fourrés, je vis l'approche de certaines créatures vivantes qui s'élevèrent de derrière les rochers du milieu avec la soudaineté et la légèreté d'insectes bondissants. Ils semblaient effleurer le sol avec des pas longs et rapides qui étaient à la fois décontractés et abrupts.
Il y avait cinq représentants de ces êtres qui, sans aucun doute, avaient été attirés par la chute du Sélénite de l'espace et venaient pour l'inspecter. En quelques moments, ils approchèrent le vaisseau et s'arrêtèrent devant lui avec la même facilité aisée qui avait caractérisé tous leurs mouvements.
Qu'étaient-ils réellement, je ne le sais pas; mais pour trouver des analogies, je dois les apparenter aux insectes. Se tenant parfaitement debout, ils s'élevaient jusqu'à plus de deux mètres dans les airs. Leurs yeux, comme des opales à facettes, à l'extrémité de pédoncules allongés et recourbés, s'élevaient à la hauteur du hublot. Leurs membres incroyablement effilés, leur corps semblable à une tige, comparable à celui des phasmidés, les « bâtons marchants », étaient recouverts d'élytres d'un gris vert. Leur tête, d'une forme triangulaire, était flanquée d'immenses membranes perforées et étaient dotées de bouches mandibulaires qui semblaient sourire éternellement.
Je crois qu'ils me virent avec ces yeux fous et inexpressifs; car ils s'approchèrent, se pressant contre le hublot, jusqu'au point où j'aurais pu les toucher si le hublot avait été ouvert. Peut-être qu'eux aussi étaient surpris : car les minces pédoncules oculaires semblèrent s'allonger alors qu'ils me contemplaient, et il y eut une étrange ondulation de leurs bras recouverts d'élytres, un tremblotement de leur bouche cornue, comme s'ils conversaient les uns avec les autres. Après un certain temps, ils s'en allèrent, disparaissant avec agilité derrière l'horizon tout proche.
Depuis, j'ai examiné le Sélénite aussi complètement que possible, afin d'être certain de l'étendue des dommages. Je crois que la coque extérieure a été froissée ou même fondue en certains endroits : car lorsque j'ai approché le sas, revêtu d'une combinaison spatiale, dans l'idée de sortir, je me rendis compte que je ne pouvais pas ouvrir l'écoutille. Ma sortie de l'engin avait été rendue impossible, étant donné que je ne possédais aucun outil pour découper le métal épais ou briser les solides hublots de néo-cristal. Je suis confiné dans le Sélénite comme dans une prison, et la prison, au moment approprié, deviendra aussi ma tombe.
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Plus tard. Je ne tenterai pas davantage de dater cet enregistrement. Sous les circonstances, il est impossible de conserver même un sens approximatif du temps terrien. Les chronomètres ont cessé de tourner et leur mécanisme a été irrémédiablement ébranlé par la chute du vaisseau. Les périodes diurnes de ce planétoïde sont, semble-t-il, d'une durée à peine plus longue qu'une heure ou deux; et les nuits sont tout aussi courtes. La noirceur s'est répandu sur le paysage comme une aile noire après que j'eus terminé d'écrire ma dernière entrée; et depuis, tant de ces jours et ces nuits éphémères se sont relayées que j'ai maintenant cessé de les compter. Mon sens de la durée est devenu singulièrement confus. À présent que je me suis en quelque sorte habitué à ma situation, les jours brefs se traînent avec un incommensurable ennui.
Les êtres que j'appelle les bâtons marchants sont revenus au vaisseau, venant quotidiennement et amenant avec eux des vingtaines et des centaines d'autres. Il semblerait qu'ils correspondent d'une certaine façon à l'humanité, étant la forme de vie dominante de ce petit monde. Dans la plupart des cas, ils sont étrangers de manière tout à fait incompréhensible; mais certains de leurs actes portent une ressemblance lointaine à ceux des hommes et suggèrent des impulsions et des instincts similaires.
Ils sont évidemment curieux. Ils se rassemblent en grand nombre autour du Sélénite, l'inspectant avec leurs yeux posés sur des tentacules, touchant la coque et les hublots de leurs membres atténués. Je crois qu'ils tentent d'établir une sorte de communication avec moi. Je ne peux être certain qu'ils émettent des sons vocaux, étant donné que la coque de l'engin est insonorisée; mais je suis sûr que les gestes raides et sémaphoriques qu'ils répètent dans un certain ordre devant le hublot dès qu'ils m'aperçoivent sont chargés de significations conscientes et bien définies.
En outre, je suppose une actuelle vénération dans leur attitude, comme feraient les sauvages devant quelque mystérieux visiteur des cieux. Chaque jour, lorsqu'ils se rassemblent devant le navire, ils apportent de curieux fruits spongieux et des formes de légumes poreux qu'ils laissent sur le sol, comme une offrande sacrificielle. Par leurs gestuelles, ils semblent m'implorer d'accepter ces offrandes.
Curieusement, les fruits et les légumes disparaissent toujours durant la nuit. Ils sont mangés par de grandes créatures volantes lumineuses dotées d'ailes vaporeuses qui semblent être entièrement nocturnes dans leurs habitudes. Toutefois, sans le moindre doute, les bâtons marchants croient que moi, l'étrange dieu ultra-stellaire, j'ai accepté le sacrifice.
Tout est étrange, irréel, immatériel. La perte de gravité normale me fait me sentir comme un fantôme; et je semble vivre dans un monde fantomatique. Mes pensées, mes souvenirs, mon désespoir - tous ne sont rien de plus que des brumes qui oscillent sur le seuil de l'oubli. . . Et pourtant, par quelque ironie fantastique, je suis vénéré comme un dieu!
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D'innombrables jours se sont écoulés depuis que j'ai écrit la dernière entrée de ce journal de bord. La saison de l'astéroïde a changé : les jours sont devenus plus brefs, les nuits plus longues; et une rigueur hivernale envahit la vallée. Les vignes frêles et plates se flétrissent sur les rochers, et les grands fourrés de lichen ont pris des teintes funéraires d'automne de garance et de mauve. Le soleil passe sur un arc bas au-dessus de l'horizon en dents de scie, et son globe est petit et pâle, comme s'il s'évanouissait dans le gouffre noir parmi les étoiles.
Le peuple de l'astéroïde paraît moins fréquemment, ils semblent avoir diminué dans leur nombre et leurs offrandes sacrificielles sont rares et maigres. Ils n'apportent plus de fruits spongieux, mais seulement des champignons pâles et poreux qui semblent avoir été récoltés dans des cavernes.
Ils bougent avec plus de lenteur, comme si le froid hivernal avait commencé à les engourdir. Hier, trois d'entre eux se sont effondrés après avoir déposé leurs offrandes et sont demeurés immobiles devant le navire. Ils n'ont pas bougé, et je suis certain qu'ils sont morts. Les créatures volantes nocturnes lumineuses ont cessé de venir et les sacrifices demeurent immobiles devant leurs porteurs.
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L'atrocité de mon destin s'est aujourd'hui refermée sur moi. Plus aucun des bâtons marchants n'est paru. Je crois qu'ils sont tous morts - ces éphémères de ce monde minuscule qui m'emporte avec lui dans les limbes arctiques du système solaire. Sans aucun doute leur durée de vie correspond-elle seulement à son été, à sa périhélie.
De minces nuages se sont rassemblés dans l'air sombre et la neige tombe comme une fine poudre. Je ressens une indicible désolation - une monotonie que je ne puis écrire. L'appareil de chauffage du Sélénite est encore en bon état de marche, ainsi le froid ne peut m'atteindre. Mais la noire gelée de l'espace est tombée sur mon esprit. Étrange - je ne me sentais pas si complètement abandonné et seul durant les visites quotidiennes du peuple insecte. Maintenant qu'ils ne viennent plus, j'ai l'impression de m'être fait emparer par l'ultime horreur de la solitude, par la froide terreur d'une aliénation au-delà de la vie. Je ne puis écrire davantage, car mon cerveau et mon cœur m'abandonnent.
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Je vis encore, semble-t-il, après une éternité de ténèbres et de folie dans le navire, de mort et d'hiver dans le monde extérieur. Durant ce temps, je n'ai pas écrit dans le journal de bord; et je ne sais pas quelle impulsion obscure me pousse à recommencer une pratique si irrationnelle et si futile. Je crois que c'est le soleil, passant sur le paysage mort sur un arc plus haut et plus long, qui m'a ramené du désespoir absolu. La neige a fondu sur les rochers, formant de petits ruisselets et de petits étangs d'eau, et d'étranges bourgeons émergent du sol sablonneux. Ils s'élèvent et oscillent visiblement alors que je les regarde. Je me trouve au-delà de tout espoir, de toute vie, dans un vide démentiel; mais je vois ces êtres comme un captif condamné voit les manifestations du printemps à partir de sa cellule. Ils ont fait naître en moi une émotion dont j'ai oublié le nom.
Mes provisions de nourriture commencent à baisser, et la réserve d'air comprimé est encore plus basse. Je crains de devoir calculer combien de temps encore vais-je durer. J'ai essayé de briser les hublots de néo-cristal avec une grosse clef à molette en guise de marteau; mais les coups, dû en partie à ma propre apesanteur, ont été aussi futiles que le tapotement d'une plume. De toute manière, selon toute vraisemblance, l'air extérieur serait trop ténu pour la respiration humaine.
Le peuple des bâtons marchants est reparu devant le navire. Je suis certain, en raison de leur taille inférieure, de leur coloration plus vive et du développement immature de certains membres, qu'ils représentent tous une nouvelle génération. Aucun de mes précédents visiteurs n'a survécu à l'hiver, mais d'une manière ou d'une autre, les nouveaux semblent considérer le Sélénite et moi-même avec la même curiosité et la même révérence qui avaient été montrées par leurs aînés. Ils ont aussi commencé à apporter des offrandes de fruits à l'apparence immatérielle; et ils éparpillent des fleurs vaporeuses sous le hublot. Je me demande comment ils se propagent eux-mêmes et comment les connaissances se transmettent d'une génération à l'autre...
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Les vignes plates et semblables à du lichen montent le long des rochers, escaladent la coque du Sélénite. Les jeunes bâtons marchants se rassemblent quotidiennement pour le culte - ils font ces signes énigmatiques que je n'ai jamais compris et ils bougent en de rapides girations près du vaisseau, comme en suivant les mesures d'une danse hiératique. Moi, le perdu et le maudit, j'ai été le dieu de deux générations. Peut-être vont-ils encore me vénérer lorsque je serai mort. Je crois que l'air est presque entièrement parti - je suis plus étourdi que d'ordinaire aujourd'hui, et il y a une constriction bizarre dans ma gorge et dans ma poitrine...
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Peut-être suis-je quelque peu délirant et que je me suis mis à imaginer des choses; mais je viens tout juste de percevoir un phénomène bizarre, jusqu'à présent passé inaperçu. Je ne sais pas ce que c'est. Une brume mince et en forme de colonne, bougeant et se tortillant comme un serpent, aux couleurs d'opale qui changent parfois, a disparu parmi les rochers et s'approche du vaisseau. Cela semble être une chose vivante - comme une entité vaporeuse; et, d'une quelconque manière, cela est malveillant et inamical. Cela glisse vers l'avant, s'élevant par-dessus la foule des phasmidés, qui se sont tous prosternés de peur. Je le vois plus clairement à présent; cela est à moitié transparent, avec un filet de fils gris au sein de ses couleurs changeantes; et cela projette vers l'avant un long tentacule ondulant.
Il s'agit de quelque forme de vie rarissime, inconnue de la science terrestre; et je ne puis même présumer de sa nature et de ses attributs. Peut-être est-ce le seul représentant de son espèce sur l'astéroïde. Sans aucun doute, il vient tout juste de découvrir la présence du Sélénite, et il a été attiré par la curiosité, comme le peuple des bâtons marchants.
Le tentacule a touché la coque - il a atteint le hublot derrière lequel je me trouve, écrivant ces mots. Les fils gris du tentacule luisent, comme illuminés d'un feu soudain. Mon Dieu - cela est en train de passer à travers le verre de néo-cristal. (Source, cet excellent site)
Au moment de sa disparition, il y a plus de cinquante ans, en 1980, une douzaine de voyages avaient été effectués vers Mars, et une base de fusées avait été établie sur Syrtis Major, avec une petite colonie permanente de terriens, dont tous étaient des scientifiques de formation aussi bien que des hommes d'une résistance et d'une endurance physiques peu communes.
Les effets du climat martien et l'aliénation absolu de conditions familières, comme on aurait dû s'y attendre, étaient extrêmement éprouvantes et même désastreuses. Il y avait une lutte incessante contre des bactéries mortelles ou pestilentielles nouvelles pour la science, un assaut perpétuel des radiations dangereuses du sol, de l'air et du soleil. La gravité amoindrie jouait aussi sa part en contribuant à de curieux et profonds dérangements du métabolisme.
Les pires effets étaient nerveux et mentaux. Des animosités, des manies ou des phobies étranges et irrationnelles, jamais rapportées par des psychiatres, commencèrent à se développer parmi le personnel de la base de fusées. De violentes querelles éclatèrent entre des hommes qui étaient normalement calmes et dotés de savoir-vivre. Le groupe, comprenant un total de quinze individus, se divisa rapidement en plusieurs cliques, les unes contre les autres; et cet antagonisme morbide mena quelquefois à des bagarres et même des massacres.
L'une des cliques consistait en trois hommes, Roger Colt, Phil Gershom et Edmond Beverly. Ceux-ci, en se rassemblant d'une curieuse manière, devinrent antisociaux d'une insupportable manière envers tous les autres. Il semblait qu'ils devaient s'être considérablement rapprochés des frontières de la folie et qu'ils étaient sujets à des hallucinations. Ils conçurent rapidement l'idée que Mars, avec ses quinze Terriens, était entièrement surpeuplée. Exprimant cette idée d'une manière des plus offensives et des plus belligérantes, ils commencèrent aussi à donner des indices de leur intention de s'éloigner encore plus loin dans l'espace.
Leurs indices ne furent pas pris au sérieux par les autres, puisqu'un équipage de trois hommes était insuffisant même pour la manipulation efficace de la plus légère fusée utilisée à cette époque. Colt, Gershom et Beverly n'eurent pas la moindre difficulté à voler le Sélénite, le plus petit des deux navires qui reposaient à la base de Syrtis Major. Leurs compagnons colons furent tirés du lit une nuit par le rugissement de canon des réacteurs et sortirent de leurs huttes de feuilles de fer juste à temps pour voir le vaisseau partir en flèche flamboyante vers Jupiter.
Aucune tentative ne fut prise pour le suivre, mais l'incident aida à tempérer les douze qui restaient et à calmer leurs animosités surnaturelles. On crut, de certaines remarques que les mécontents avaient laissé échapper, que leur objectif particulier était Ganymède ou Europe, dont on croyait que chacune possédait une atmosphère convenant à la respiration humaine.
Il sembla réellement douteux, par contre, qu'ils puissent passer la périlleuse ceinture des astéroïdes. Mis à part la difficulté de maintenir une trajectoire au sein de ces innombrables corps éparpillés dans le lointain, le Sélénite n'avait pas assez de carburant ou de provisions pour une voyage d'une telle longueur. Gershom, Colt et Berverly, dans leur folle hâte de quitter la compagnie des autres, avaient oublié de calculer les besoins de leur voyage projeté et avaient complètement sous-estimé ses dangers.
Après ce fulgurant départ dans les cieux martiens, on ne revit pas le Sélénite de nouveau; et son destin demeura un mystère pendant trente ans. Puis, sur la petite et lointaine Phocea, son épave bosselée fut découverte par l'expédition Holdane dans les astéroïdes.
Phocea, au moment de sa visite par l'expédition, était en aphélie. Comme d'autres planétoïdes, on découvrit qu'elle possédait une atmosphère rare, trop mince pour la respiration humaine. Les deux hémisphères étaient recouverts de neige; et gisant au sein de cette neige, le Sélénite fut aperçu par les explorateurs alors qu'ils faisaient le tour de ce petit monde.
Beaucoup d'intérêt prévalut, car la forme du monticule partiellement mis à nu était nettement reconnaissable et ne pouvait être confondu avec les rochers environnants. Holdane ordonna l'atterrissage, et de nombreux hommes en habit spatial entreprirent d'examiner l'épave. Ils l'identifièrent bientôt comme étant le Sélénite, disparu depuis si longtemps.
Jetant un coup d'œil à travers l'un des hublots de néo-cristal épais et indestructible, ils rencontrèrent le regard sans yeux d'un squelette humain, lequel s'était effondré contre le mur incliné et en surplomb. Il sembla leur adresser un sourire sardonique de bienvenue. La coque du vaisseau était partiellement enterrée dans le sol pierreux et avait été froissée et même légèrement fondue, bien que non brisée, par son plongeon. Le couvercle de l'écoutille était si absolument coincé et soudé qu'il fut impossible de l'ouvrir sans l'aide d'une torche.
Des plantes énormes et flétries ressemblant à des vignes, qui tombèrent en poussière au moindre toucher, grimpaient sur la coque et les rochers adjacents. Sur la neige légère sous le hublot gardé par le squelette gisait un nombre de corps en morceaux, lequel s'avérèrent être ceux de grandes formes d'insectes, comme des phasmidés géants.
De la posture et la disposition de leurs membres étiolé et semblables à des tuyaux, plus longs que ceux d'un homme, il semblait qu'ils avaient marché debout. Ils étaient incroyablement grotesques, et leur constitution, en raison de la gravité pratiquement non existante, était fantastiquement poreuse et sans substance. Plusieurs autres corps d'un type similaire furent par la suite découverts en d'autres portions du planétoïde, mais aucune chose vivante ne fut découverte. Toute vie, c'était évident, avait péri dans l'hiver arctique de l'aphélie de Phocea.
Lorsqu'il put entrer dans le Sélénite, le groupe apprit d'une sorte de journal de bord ou de cahier de notes sur le sol que le squelette était tout ce qui restait d'Edmond Beverly. Il n'y avait aucune trace de ses deux compagnons; mais le journal de bord, après examen, s'avéra contenir un enregistrement de leur destin tout autant que des aventures subséquentes de Beverly jusqu'au moment même de sa propre mort, due à une cause douteuse et inexpliquée.
L'histoire en était une étrange et tragique. Beverly, semblait-il, l'avait écrite jour après jour après son départ de Syrtis Major, dans une tentative de conserver un semblant de moral et de cohérence mental au sein de l'aliénation et de la désorientation noires de l'infinité. Je la transcrit ci-dessous, omettant seulement les premiers passages, lesquels étaient remplis de détails non importants et de critiques personnelles. Les premières entrées étaient toutes datées, et Beverly avait fait une héroïque tentative de mesurer et de délimiter la nuit sans saisons du vide en termes de temps terrestre. Mais après l'atterrissage désastreux sur Phocea, il abandonna cela; et la durée actuelle de temps couvert par ses entrées peut seulement être conjecturé.
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10 septembre. Mars n'est plus qu'une étoile d'un rouge pâle à travers nos hublots arrières; et selon mes calculs nous devrions bientôt approcher de l'orbite des astéroïdes les plus proches. Jupiter et son système de lunes sont apparemment aussi éloignés que jamais, comme des phares sur l'inaccessible rive de l'immensité. Plus encore qu'au début, je ressens cette effrayante illusion suffocante, laquelle accompagne tout voyage dans l'éther, d'être parfaitement stationnaire dans un vide statique.
Gershom, par contre, se plaint de troubles de l'équilibre, avec de nombreux vertiges et une fréquente impression de tomber, comme si le vaisseau s'enfonçait à toute vitesse sous lui à travers l'espace sans fond, la tête la première. Les causes de tels symptômes demeurent obscures, étant donné que les régulateurs de gravité artificielle sont en bon état de marche. Colt et moi n'avons pas souffert d'aucun trouble similaire. Il me semble que cette impression de chute serait presque un soulagement de cette illusion d'immobilité cauchemardesque; mais Gershom paraît être grandement tourmenté par elle, et affirme que ses hallucinations deviennent plus fortes, avec de moins en moins d'intervalles de normalité, et de plus en plus brefs. Il craint que cela ne devienne continu.
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11 septembre. Colt a dressé un estimé de notre carburant et de nos provisions et pense qu'avec une gestion attentive ne devrions être capables d'atteindre Europe. J'ai analysé ses calculs et je me suis rendu compte qu'il est tout à fait trop optimiste. Selon mes estimés, le carburant se tarira lorsque nous serons encore en plein centre de la ceinture des astéroïdes; bien que nous aurons probablement de la nourriture, de l'eau et de l'air compressé jusqu'à Europe.
Cette découverte, je dois la cacher aux autres. Il est trop tard pour faire demi-tour. Je me demande si nous n'avons pas été fous de partir pour cette errance dans l'immensité cosmique sans aucune réelle préparation ou pensée des conséquences. Colt, semble-t-il, a perdu le pouvoir du calcul mathématique : ses chiffres sont remplis des plus monumentales erreurs.
Gershom a été incapable de dormir et n'est même pas en forme pour prendre son tour de garde. L'hallucination de chute l'obsède perpétuellement, et il hurle de terreur, pensant que le vaisseau est près de s'écraser sur quelque planète sombre et inconnue vers laquelle il est attiré par une irrésistible gravitation. Manger, boire et se déplacer sont très difficiles pour lui, et il se plaint qu'il ne peut même pas prendre une respiration complète - que l'air lui est arraché dans sa descente précipitée. Sa condition est effectivement douloureuse et pitoyable.
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12 septembre. Gershom est pire - du bromure de potassium et même une lourde dose de morphine des casiers à médicaments du Sélénite ne l'ont pas relaxé ou rendu capable de dormir. Il a l'apparence d'un homme en train de se noyer et semble être sur le bord de la strangulation. Il est difficile pour lui de parler.
Colt est devenu très morose et renfrogné, et grogne dans ma direction lorsque je m'adresse à lui. Je crois que la situation désespérée de Gershom a cruellement affecté ses nerfs - tout comme les miens. Mais mon fardeau est plus pesant que celui de Colt : car je connais l'inévitable sort tragique de notre expédition folle et éclairée d'une mauvaise étoile. Parfois, j'aimerais que tout cela soit terminé... Les enfers de l'esprit humain sont plus vastes que l'espace, plus sombres que la nuit entre les mondes... et chacun de nous trois a passé plusieurs éternités en enfer. Notre tentative de nous échapper nous a seulement plongé dans des limbes noires et sans rivages, à travers lesquelles nous sommes destinés à toujours transporter notre propre perdition privée.
Moi aussi, comme Gershom, j'ai été incapable de dormir. Mais, contrairement à lui, je suis tourmenté par l'illusion de l'immobilité éternelle. En dépit des calculs quotidiens qui m'assurent de notre progrès à travers le gouffre, je ne puis me convaincre que nous bougeons. Il me semble que nous sommes suspendus comme le cercueil de Mohammed, éloignés de la terre et également éloignés des étoiles dans une incommensurable immensité sans marques ou directions. Je ne puis décrire l'atrocité du sentiment.
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13 septembre. Durant mon tour de garde, Colt a ouvert le casier à médicaments et s'est injecté de la morphine. Lorsque son tour est venu, il était dans un abrutissement tel que je n'ai rien pu faire pour le réveiller. De façon régulière, Gershom est devenu pire encore et semblait endurer mille morts, alors je ne pus rien faire d'autre que de continuer la garde aussi longtemps que possible. De toute façon, j'ai coincé les contrôles de manière à ce que le vaisseau poursuive sa course sans supervision humaine si jamais je m'endormais.
Je ne sais pas combien de temps je suis demeuré éveillé - ni combien de temps j'ai dormi. J'ai été réveillé par un étrange sifflement dont je ne pouvais d'abord déterminer la nature et la cause. Je scrutai les alentours et vis que Colt était parti, et je constatai que le sifflement venait du sas. La porte intérieure du sas était fermé de façon sécuritaire - mais selon toute évidence, quelqu'un avait ouvert l'écoutille extérieure, et le son était produit par l'air qui s'échappait. Il diminua d'intensité et cessa pendant que j'écoutais.
Je sus alors ce qui s'était produit - Gershom, incapable de supporter davantage ses étranges hallucinations, s'était jeté dans l'espace hors du Sélénite! Me rendant aux hublots arrières, je vis son corps, avec une pâle figure légèrement gonflée et des yeux globuleux grands ouverts. Il nous suivait comme un satellite, conservant une distance toujours égale de trois ou quatre mètres du bord de la coque du vaisseau. J'aurais pu enfiler une combinaison spatiale et me rendre dans l'espace pour ramener le corps, mais j'éprouvai la certitude que Gershom était déjà mort, et l'effort sembla plus qu'inutile. Comme il n'y avait aucune fuite d'air de l'intérieur, je ne tentai même pas de fermer l'écoutille.
J'espère et je prie pour que Gershom repose en paix. Il flottera à jamais dans l'espace cosmique - et plus loin encore dans ce vide où les tourments de la conscience humaine ne pourront jamais le suivre.
15 septembre. D'une manière ou d'une autre, nous avons continué notre trajectoire, bien que Colt soit trop démoralisé et gavé de drogue pour m'être d'une quelconque assistance. Je le plains lorsque la provision limitée de morphine se tarira. Le corps de Gershom nous suit toujours, maintenu par la faible puissance de l'attraction gravitationnelle du vaisseau. Il semble terrifier Colt dans ses moments les plus lucides; et il se plaint que nous sommes hantés par l'homme mort. Cela est également assez désagréable pour moi, et je me demande combien de temps encore mes nerfs et mon esprit vont tenir. Quelquefois, je crois que je commence à développer le délire qui torturait Gershom et qui l'a conduit à la mort. Des vertiges effroyables m'assaillent, et je crains de me mettre à tomber. Mais d'une quelconque manière, je retrouve mon équilibre.
*
16 septembre. Colt a épuisé toute la morphine et a commencé à montrer des signes d'une intense dépression et d'une incontrôlable nervosité. Sa peur du cadavre satellite a semblé s'accroître en lui comme une obsession; et je ne peux rien faire pour le rassurer. Sa terreur a été accrue par une sinistre croyance superstitieuse.
« Je te le dis, j'ai entendu Gershom nous appeler », pleura-t-il. « Il veut de la compagnie, là dehors, dans le vide noir et glacé; et il ne quittera pas le vaisseau tant que l'un de nous n'aille le rejoindre. Tu dois y aller, Beverly - c'est toi ou moi - autrement, il suivra le Sélénite à jamais. »
Je tentai de le raisonner, mais en vain. Il se tourna vers moi dans un changement soudain de rage maniaque.
« Nom de Dieu, je vais te jeter dehors, si tu n'y va pas d'une autre façon! », hurla-t-il.
Griffant et bavant comme une bête enragée, il bondit vers moi où j'étais auparavant assis devant le tableau de contrôle du Sélénite. Je fus presque dominé par son assaut, car il se battit avec une force sauvage et frénétique. Je ne veux pas écrire tout ce qui s'est produit, car les souvenirs eux-mêmes me rendent malade. Finalement, il m'agrippa à la gorge d'une poigne aux ongles effilés dont je ne pouvais me déprendre et entreprit de m'étouffer à mort. En légitime défense, je dus lui tirer dessus avec un pistolet automatique que je transportais dans ma poche. Titubant d'étourdissement, cherchant à regagner mon souffle, je me trouvai en train de contempler son corps prostré, duquel une mare pourpre s'étendait sur le sol.
D'une quelconque façon, je parvins à enfiler une combinaison spatiale. Tirant Colt par les chevilles, je l'amenai à la porte intérieure du sas. Lorsque j'ouvris la porte, l'air s'échappant me précipita vers l'écoutille ouverte en même temps que le cadavre; et il me fut difficile de reprendre prise et d'éviter d'être projeté dans l'espace. Le corps de Colt, tournoyant de côté, était coincé d'un côté de l'écoutille; et je dus le pousser dehors avec mes mains. Puis, je refermai la porte derrière lui. Lorsque je revins à l'intérieur du navire, je le vis flotter, pâle et gonflé, aux côtés du cadavre de Gershom.
*
17 septembre. Je suis seul - et, plus horrible encore, je suis suivi et accompagné par les hommes morts. J'ai tenté de concentrer mes facultés sur le problème désespéré de la survie, sur les exigences de la navigation spatiale; mais cela est complètement inutile. Toujours je suis conscient de ces corps rigides et gonflés, nageant dans l'effrayant silence du vide, le soleil blanc et sans air luisant, pareil à une lèpre de lumière, sur leur visage renversés.
J'essaie de maintenir mon regard sur le tableau de contrôle - sur les cartes astronomiques - sur le journal de bord que j'écris - sur les étoiles vers lesquelles je voyage. Mais un magnétisme effrayant et irrésistible me pousse à retourner à intervalles réguliers, mécaniquement, sans pouvoir réagir, vers les hublots arrières. Il n'existe pas de mots pour ce que je ressens et ce que je pense - et les mots sont comme des choses perdues en compagnie des mondes que j'ai laissé si loin derrière. Je m'enfonce dans un chaos d'horreur vertigineuse, au-delà de toute possibilité de retour.
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18 septembre. Je pénètre dans la zone des astéroïdes - ces rochers déserts, fragmentaires et amorphes qui tournoient en ensemble très éparpillés entre Mars et Jupiter. Aujourd'hui, le Sélénite est passé très près de l'un d'eux - un petit corps semblable à une montagne brisée, laquelle s'est soudainement soulevée du gouffre avec des cimes effilées comme des couteaux et des ravins noirs qui semblaient fendre son cœur lui-même.
Le Sélénite se serait complètement écrasé sur lui en quelques instants, si je n'avais pas renversé la puissance et dirigé l'engin en une abrupte diagonale vers la droite. Comme cela s'effectuait, je passai suffisamment près pour que les corps de Colt et de Gershom soient capturés par l'attraction gravitationnelle du planétoïde; et lorsque je regardai derrière en direction du rocher qui s'éloignait, après que le vaisseau fut hors de danger, ils avaient disparu de ma vue. Finalement, je les localisai avec le réflecteur télescopique et vis qu'ils tournaient dans l'espace, comme d'infinitésimales lunes, autour de cet effrayant astéroïde nu. Peut-être vont-ils flotter là pour toujours, ou vont-ils graduellement perdre de l'altitude en cercles se rétrécissant, pour enfin trouver une tombe dans l'un de ces ravins lugubres et sans fond.
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19 septembre. J'ai dépassé plusieurs autres astéroïdes - des fragments irréguliers, à peine plus grands que des pierres météoriques; et toutes mes capacités de navigation spatiale ont été sévèrement mises à l'épreuve pour éviter les collisions. En raison de la nécessité d'une vigilance toujours active, j'ai été forcé de demeurer éveillé en tout temps. Mais tôt ou tard, le sommeil me vaincra, et le Sélénite s'écrasera et se détruira.
Après tout, cela importe peu : la fin est inévitable et viendra bien assez vite dans mon cas. Le stock de nourriture concentrée, les bonbonnes d'oxygène comprimé, pourraient me maintenir en vie durant plusieurs mois, étant donné qu'il n'y a personne d'autre que moi pour les consommer. Mais le carburant est presque épuisé, comme l'avaient prévu mes précédents calculs. À tout moment, la propulsion peut arrêter. Alors, le vaisseau dérivera sans réagir et sans défense dans ces limbes cosmiques, et sera attiré vers son destin sur quelque récif d'astéroïde.
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21 septembre (?). Tout ce que j'avais prévu est arrivé, et néanmoins, par quelque miracle de la chance - ou de la malchance - je suis toujours en vie.
Le carburant s'est tari hier (du moins, je crois que c'était hier). Mais j'étais trop près du nadir de l'épuisement physique et mental pour constater clairement que les explosions des réacteurs avaient cessé. J'étais mort de sommeil et je m'étais plongé dans un état au-delà de l'espoir ou du désespoir. Je me souviens faiblement d'avoir réglé les contrôles du vaisseau à l'aide de la force automatique de l'habitude; ensuite, je m'attachai dans mon hamac et sombrai instantanément dans le sommeil.
Je n'ai aucun moyen de deviner pendant combien de temps j'ai dormi. Vaguement, dans le gouffre au-delà des rêves, j'entendis un choc semblable à un coup de tonnerre lointain, et sentis une violente vibration qui me secoua dans un éveil hébété. Une sensation de chaleur surnaturelle et étouffante commença à m'oppresser alors que je luttais pour regagner pleinement conscience; mais lorsque j'eus ouvert mes yeux pesants, je fus incapable de déterminer pendant un peu de temps ce qui s'était réellement produit.
Tournant ma tête de manière à pouvoir jeter un coup d'œil par l'un des hublots, je fus stupéfait de voir, sous un ciel d'un noir pourpré, un horizon glacé et scintillant de rochers escarpés.
Pour un instant, je crus je le vaisseau allait heurter quelque planétoïde menaçant. Puis, de manière écrasante, je constatai que l'impact s'était déjà produit - que j'avais été tiré de mon sommeil comateux par la chute du Sélénite sur l'un de ces îlots cosmiques.
J'étais à présent pleinement éveillé et me dépêchai à me délier du hamac. Je vis que le sol était abruptement incliné, comme si le vaisseau s'était posé sur une pente ou avait enterré son nez sur le terrain étranger. Éprouvant une légèreté étrange et déconcertante, et à peine capable de reprendre pied sur le plancher, je me rendis graduellement au hublot le plus proche. Il était évident que le système de gravité artificielle de l'engin avait été rendu hors d'usage par l'impact, et que j'étais à présent seulement assujetti à la faible gravité de l'astéroïde. Il me sembla que j'étais aussi léger et immatériel qu'un nuage - que je n'étais plus que le spectre aérien de mon ancien être.
Le plancher et les murs étaient étrangement chauds; et il me vint à l'idée que la chaleur avait dû être causée par le passage du Sélénite dans quelque sorte d'atmosphère. Ainsi, l'astéroïde n'était pas entièrement dénué d'air, comme de tels corps sont habituellement supposés être; et probablement était-ce l'un des plus gros fragments, avec un diamètre de plusieurs kilomètres - peut-être des centaines. Mais même cette constatation ne put me préparer à la folle et surprenante scène sur laquelle je posai les yeux à travers le hublot.
L'horizon de pics dentelés, tel une chaîne miniature de montagnes, s'étendait à une distance de plusieurs centaines de mètres. Au-dessus, le petit soleil intensément brillant, comme une lune flambante dans sa plénitude, plongeait avec une rapidité visible dans le ciel sombre qui révéla les étoiles majeures et les planètes.
Le Sélénite avait plongé dans une vallée peu profonde et avait à moitié enterré sa proue et son fond dans un sol qui était composé de rochers en décomposition, principalement basaltique. Partout autour, il y avait des sillons tourmentés, des rochers et des sommets couverts de rigoles; et au-dessus d'eux, incroyablement, grimpaient des vignes frêles, effilées et sans feuilles, dotées de larges vrilles d'un jaune vert aussi plates et minces que du papier. Des lichens semblant dépourvus de substance, plus grands qu'un homme et prenant la forme d'andouillers plats, croissaient en rangées solitaires et en fourrés le long de la vallée.
Parmi les fourrés, je vis l'approche de certaines créatures vivantes qui s'élevèrent de derrière les rochers du milieu avec la soudaineté et la légèreté d'insectes bondissants. Ils semblaient effleurer le sol avec des pas longs et rapides qui étaient à la fois décontractés et abrupts.
Il y avait cinq représentants de ces êtres qui, sans aucun doute, avaient été attirés par la chute du Sélénite de l'espace et venaient pour l'inspecter. En quelques moments, ils approchèrent le vaisseau et s'arrêtèrent devant lui avec la même facilité aisée qui avait caractérisé tous leurs mouvements.
Qu'étaient-ils réellement, je ne le sais pas; mais pour trouver des analogies, je dois les apparenter aux insectes. Se tenant parfaitement debout, ils s'élevaient jusqu'à plus de deux mètres dans les airs. Leurs yeux, comme des opales à facettes, à l'extrémité de pédoncules allongés et recourbés, s'élevaient à la hauteur du hublot. Leurs membres incroyablement effilés, leur corps semblable à une tige, comparable à celui des phasmidés, les « bâtons marchants », étaient recouverts d'élytres d'un gris vert. Leur tête, d'une forme triangulaire, était flanquée d'immenses membranes perforées et étaient dotées de bouches mandibulaires qui semblaient sourire éternellement.
Je crois qu'ils me virent avec ces yeux fous et inexpressifs; car ils s'approchèrent, se pressant contre le hublot, jusqu'au point où j'aurais pu les toucher si le hublot avait été ouvert. Peut-être qu'eux aussi étaient surpris : car les minces pédoncules oculaires semblèrent s'allonger alors qu'ils me contemplaient, et il y eut une étrange ondulation de leurs bras recouverts d'élytres, un tremblotement de leur bouche cornue, comme s'ils conversaient les uns avec les autres. Après un certain temps, ils s'en allèrent, disparaissant avec agilité derrière l'horizon tout proche.
Depuis, j'ai examiné le Sélénite aussi complètement que possible, afin d'être certain de l'étendue des dommages. Je crois que la coque extérieure a été froissée ou même fondue en certains endroits : car lorsque j'ai approché le sas, revêtu d'une combinaison spatiale, dans l'idée de sortir, je me rendis compte que je ne pouvais pas ouvrir l'écoutille. Ma sortie de l'engin avait été rendue impossible, étant donné que je ne possédais aucun outil pour découper le métal épais ou briser les solides hublots de néo-cristal. Je suis confiné dans le Sélénite comme dans une prison, et la prison, au moment approprié, deviendra aussi ma tombe.
*
Plus tard. Je ne tenterai pas davantage de dater cet enregistrement. Sous les circonstances, il est impossible de conserver même un sens approximatif du temps terrien. Les chronomètres ont cessé de tourner et leur mécanisme a été irrémédiablement ébranlé par la chute du vaisseau. Les périodes diurnes de ce planétoïde sont, semble-t-il, d'une durée à peine plus longue qu'une heure ou deux; et les nuits sont tout aussi courtes. La noirceur s'est répandu sur le paysage comme une aile noire après que j'eus terminé d'écrire ma dernière entrée; et depuis, tant de ces jours et ces nuits éphémères se sont relayées que j'ai maintenant cessé de les compter. Mon sens de la durée est devenu singulièrement confus. À présent que je me suis en quelque sorte habitué à ma situation, les jours brefs se traînent avec un incommensurable ennui.
Les êtres que j'appelle les bâtons marchants sont revenus au vaisseau, venant quotidiennement et amenant avec eux des vingtaines et des centaines d'autres. Il semblerait qu'ils correspondent d'une certaine façon à l'humanité, étant la forme de vie dominante de ce petit monde. Dans la plupart des cas, ils sont étrangers de manière tout à fait incompréhensible; mais certains de leurs actes portent une ressemblance lointaine à ceux des hommes et suggèrent des impulsions et des instincts similaires.
Ils sont évidemment curieux. Ils se rassemblent en grand nombre autour du Sélénite, l'inspectant avec leurs yeux posés sur des tentacules, touchant la coque et les hublots de leurs membres atténués. Je crois qu'ils tentent d'établir une sorte de communication avec moi. Je ne peux être certain qu'ils émettent des sons vocaux, étant donné que la coque de l'engin est insonorisée; mais je suis sûr que les gestes raides et sémaphoriques qu'ils répètent dans un certain ordre devant le hublot dès qu'ils m'aperçoivent sont chargés de significations conscientes et bien définies.
En outre, je suppose une actuelle vénération dans leur attitude, comme feraient les sauvages devant quelque mystérieux visiteur des cieux. Chaque jour, lorsqu'ils se rassemblent devant le navire, ils apportent de curieux fruits spongieux et des formes de légumes poreux qu'ils laissent sur le sol, comme une offrande sacrificielle. Par leurs gestuelles, ils semblent m'implorer d'accepter ces offrandes.
Curieusement, les fruits et les légumes disparaissent toujours durant la nuit. Ils sont mangés par de grandes créatures volantes lumineuses dotées d'ailes vaporeuses qui semblent être entièrement nocturnes dans leurs habitudes. Toutefois, sans le moindre doute, les bâtons marchants croient que moi, l'étrange dieu ultra-stellaire, j'ai accepté le sacrifice.
Tout est étrange, irréel, immatériel. La perte de gravité normale me fait me sentir comme un fantôme; et je semble vivre dans un monde fantomatique. Mes pensées, mes souvenirs, mon désespoir - tous ne sont rien de plus que des brumes qui oscillent sur le seuil de l'oubli. . . Et pourtant, par quelque ironie fantastique, je suis vénéré comme un dieu!
*
D'innombrables jours se sont écoulés depuis que j'ai écrit la dernière entrée de ce journal de bord. La saison de l'astéroïde a changé : les jours sont devenus plus brefs, les nuits plus longues; et une rigueur hivernale envahit la vallée. Les vignes frêles et plates se flétrissent sur les rochers, et les grands fourrés de lichen ont pris des teintes funéraires d'automne de garance et de mauve. Le soleil passe sur un arc bas au-dessus de l'horizon en dents de scie, et son globe est petit et pâle, comme s'il s'évanouissait dans le gouffre noir parmi les étoiles.
Le peuple de l'astéroïde paraît moins fréquemment, ils semblent avoir diminué dans leur nombre et leurs offrandes sacrificielles sont rares et maigres. Ils n'apportent plus de fruits spongieux, mais seulement des champignons pâles et poreux qui semblent avoir été récoltés dans des cavernes.
Ils bougent avec plus de lenteur, comme si le froid hivernal avait commencé à les engourdir. Hier, trois d'entre eux se sont effondrés après avoir déposé leurs offrandes et sont demeurés immobiles devant le navire. Ils n'ont pas bougé, et je suis certain qu'ils sont morts. Les créatures volantes nocturnes lumineuses ont cessé de venir et les sacrifices demeurent immobiles devant leurs porteurs.
*
L'atrocité de mon destin s'est aujourd'hui refermée sur moi. Plus aucun des bâtons marchants n'est paru. Je crois qu'ils sont tous morts - ces éphémères de ce monde minuscule qui m'emporte avec lui dans les limbes arctiques du système solaire. Sans aucun doute leur durée de vie correspond-elle seulement à son été, à sa périhélie.
De minces nuages se sont rassemblés dans l'air sombre et la neige tombe comme une fine poudre. Je ressens une indicible désolation - une monotonie que je ne puis écrire. L'appareil de chauffage du Sélénite est encore en bon état de marche, ainsi le froid ne peut m'atteindre. Mais la noire gelée de l'espace est tombée sur mon esprit. Étrange - je ne me sentais pas si complètement abandonné et seul durant les visites quotidiennes du peuple insecte. Maintenant qu'ils ne viennent plus, j'ai l'impression de m'être fait emparer par l'ultime horreur de la solitude, par la froide terreur d'une aliénation au-delà de la vie. Je ne puis écrire davantage, car mon cerveau et mon cœur m'abandonnent.
*
Je vis encore, semble-t-il, après une éternité de ténèbres et de folie dans le navire, de mort et d'hiver dans le monde extérieur. Durant ce temps, je n'ai pas écrit dans le journal de bord; et je ne sais pas quelle impulsion obscure me pousse à recommencer une pratique si irrationnelle et si futile. Je crois que c'est le soleil, passant sur le paysage mort sur un arc plus haut et plus long, qui m'a ramené du désespoir absolu. La neige a fondu sur les rochers, formant de petits ruisselets et de petits étangs d'eau, et d'étranges bourgeons émergent du sol sablonneux. Ils s'élèvent et oscillent visiblement alors que je les regarde. Je me trouve au-delà de tout espoir, de toute vie, dans un vide démentiel; mais je vois ces êtres comme un captif condamné voit les manifestations du printemps à partir de sa cellule. Ils ont fait naître en moi une émotion dont j'ai oublié le nom.
Mes provisions de nourriture commencent à baisser, et la réserve d'air comprimé est encore plus basse. Je crains de devoir calculer combien de temps encore vais-je durer. J'ai essayé de briser les hublots de néo-cristal avec une grosse clef à molette en guise de marteau; mais les coups, dû en partie à ma propre apesanteur, ont été aussi futiles que le tapotement d'une plume. De toute manière, selon toute vraisemblance, l'air extérieur serait trop ténu pour la respiration humaine.
Le peuple des bâtons marchants est reparu devant le navire. Je suis certain, en raison de leur taille inférieure, de leur coloration plus vive et du développement immature de certains membres, qu'ils représentent tous une nouvelle génération. Aucun de mes précédents visiteurs n'a survécu à l'hiver, mais d'une manière ou d'une autre, les nouveaux semblent considérer le Sélénite et moi-même avec la même curiosité et la même révérence qui avaient été montrées par leurs aînés. Ils ont aussi commencé à apporter des offrandes de fruits à l'apparence immatérielle; et ils éparpillent des fleurs vaporeuses sous le hublot. Je me demande comment ils se propagent eux-mêmes et comment les connaissances se transmettent d'une génération à l'autre...
*
Les vignes plates et semblables à du lichen montent le long des rochers, escaladent la coque du Sélénite. Les jeunes bâtons marchants se rassemblent quotidiennement pour le culte - ils font ces signes énigmatiques que je n'ai jamais compris et ils bougent en de rapides girations près du vaisseau, comme en suivant les mesures d'une danse hiératique. Moi, le perdu et le maudit, j'ai été le dieu de deux générations. Peut-être vont-ils encore me vénérer lorsque je serai mort. Je crois que l'air est presque entièrement parti - je suis plus étourdi que d'ordinaire aujourd'hui, et il y a une constriction bizarre dans ma gorge et dans ma poitrine...
*
Peut-être suis-je quelque peu délirant et que je me suis mis à imaginer des choses; mais je viens tout juste de percevoir un phénomène bizarre, jusqu'à présent passé inaperçu. Je ne sais pas ce que c'est. Une brume mince et en forme de colonne, bougeant et se tortillant comme un serpent, aux couleurs d'opale qui changent parfois, a disparu parmi les rochers et s'approche du vaisseau. Cela semble être une chose vivante - comme une entité vaporeuse; et, d'une quelconque manière, cela est malveillant et inamical. Cela glisse vers l'avant, s'élevant par-dessus la foule des phasmidés, qui se sont tous prosternés de peur. Je le vois plus clairement à présent; cela est à moitié transparent, avec un filet de fils gris au sein de ses couleurs changeantes; et cela projette vers l'avant un long tentacule ondulant.
Il s'agit de quelque forme de vie rarissime, inconnue de la science terrestre; et je ne puis même présumer de sa nature et de ses attributs. Peut-être est-ce le seul représentant de son espèce sur l'astéroïde. Sans aucun doute, il vient tout juste de découvrir la présence du Sélénite, et il a été attiré par la curiosité, comme le peuple des bâtons marchants.
Le tentacule a touché la coque - il a atteint le hublot derrière lequel je me trouve, écrivant ces mots. Les fils gris du tentacule luisent, comme illuminés d'un feu soudain. Mon Dieu - cela est en train de passer à travers le verre de néo-cristal. (Source, cet excellent site)
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